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La théorie du "male gaze" : critique

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La théorie du "male gaze" : critique

Si vous n’avez jamais entendu parler de male gaze («regard masculin»), vous faites partie des rares. L’expression male gaze a tant de succès qu’on s’en sert encore de nos jours pour critiquer la publicité, les jeux vidéo ou les films pornos, coupables d’«objectifier» la femme.

L’argument fait toujours mouche. Il date de 1975 : Laura Mulvey – réalisatrice britannique et chercheuse spécialisée en media studies– donne une première ébauche de sa théorie dans un article en deux parties (ici et ) intitulé «Plaisir visuel et cinéma narratif» (1975), largement inspiré de la psychanalyse freudienne et lacanienne : il y est question de scopophilie, un mot inventé à partir du grec skopein («observer») et philia («amour»). Les scopophiles «aiment voir» –sans être vus– des visions érotiques, suggestives, excitantes… Lorsque, plongé dans le noir, le public d’une salle de cinéma fixe sur l’écran des scènes de meurtre ou de baiser, il pénètre dans la vie privé des personnages.

Frisson de l’interdit

Oui, indéniablement, le cinéma est fait pour procurer du plaisir. Mais de cette simple constatation, Laura Mulvey distord subtilement l’évidence pour la tourner en discours culpabilisant. Tout cinéma est érotique, dit-elle, en ce qu’il encourage le spectateur à «s’empare[r] d’autrui comme objet de plaisir. A l’extrême cela peut se transformer en perversion, donnant naissance à des voyeurs obsessionnels, dont la satisfaction sexuelle ne peut venir que de l’observation, de l’objectivation et du contrôle d’autrui.» S’il faut en croire la théoricienne, le fait même de regarder un film fait de nous des collaborateurs d’un système d’asservissement qui transforme l’acte de voir en rapt et en viol symbolique.

Le facteur sonne toujours deux fois

Accusant à demi-mots le cinéma de produire des «pervers» (avec tout ce que ce vocabulaire médical datant du XIXe siècle peut avoir de contestable), Laura Mulvey va plus loin : lorsque nous voyons un film, nous voilà pris au piège d’un dispositif qui vise presque uniquement à satisfaire les pulsions voyeuristes des hommes (hétérosexuels), dit-elle. C’est-à-dire que la caméra oriente notre regard de telle manière que les femmes y apparaissent toujours comme des choses qui sont regardées par des hommes. Prenez le film Le facteur sonne toujours deux fois (The Postman always rings twice) de Tay Garnett (1946) : quand Lana Turner apparaît, la caméra remonte d’abord le long de ses cuisses nues, avant de dévoiler son visage. Puis un plan large montre John Garfield de dos en train de fixer la vamp irréelle qui s’exhibe avec complaisance, d’abord de face pour bien montrer la marchandise, puis de profil pour faire apprécier le galbé de ses seins, puis de dos, afin de présenter ses fesses. Cette séquence constitue un cas d’école pour la critique féministe, mais peut-être pas de façon pertinente (nous y reviendrons).

Homme : habillé, regardeur. Femme : dénudée, regardée

Dans le livre Hard Core, la chercheuse Linda Williams souligne avec acuité qu’il existe un fort lien de similitude entre ce genre de scène filmique et certaines peintures de nu qui montrent l’artiste de dos (habillé) en train de peindre une modèle (nue) dans une pose qui la met à son avantage : «Au sein de la tradition dominante du nu féminin, les rapports de pouvoir patriarcaux sont des rapports binaires dans lesquels, pour le dire de façon abrupte, les hommes endossent le rôle actif du sujet regardant et les femmes la position passive d’objets regardés.»

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Hélas, beaucoup de films sont faits par des mâles pour des mâles

Il n’est certainement pas anodin qu’un tel rapport soit reproduit au cinéma. Souvent, l’homme est filmé en train de mater une femme, puis la caméra se pose sur cette femme en vision subjective. Ce que nous voyons –nous, spectateurs– devient alors ce que voit l’homme (hétéro) : nous sommes dans sa peau. Souvent bien malgré nous. Avons-nous forcément envie de voir une femme apparaître à l’écran d’abord par la poitrine ? Pourquoi les travellings ne commencent-ils jamais sur le cul moulé d’un garçon ? Il y a quelque chose d’extrêmement normatif dans ces mouvements de caméra qui nous imposent d’emblée une vision hétéro-straight-macho-centrée du monde…

Prenons Fenêtre sur cour : la théorie s’applique-t-elle ?

Laura Mulvey affirme que, dans les films hollywoodiens, la façon de filmer privilégie la vision subjective du héros : il est très rare que la caméra traduise le point de vue féminin. Cela tient probablement au fait que les personnages principaux des films sont en majorité des hommes (dans 88% des films hollywoodiens en 2014). Mais peu importe. Pour Laura Mulvey, la prééminence du «regard masculin» (male gaze) au cinéma est forcément synonyme de domination. C’est là que le bât blesse : Laura Mulvey n’envisage pas la possibilité que certains films mettent en scène ce regard masculin avec distance, voire avec ironie. Elle commet ainsi l’impair de citer Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) –fréquemment repris par les adeptes de cette théorie–, pour illustrer sa thèse… ce qui manque singulièrement de pertinence. Dans le film de Hitchcock, James Stewart passe son temps à mater les voisins, avec une préférence marquée pour les voisines. Il fixe le même regard sur les formes attirantes de sa petite amie. Mais faut-il en déduire que ce film est sexiste ?

Ainsi que l’explicite Anne-Charlotte Husson, chercheuse à l’ENS, dans un article sur le male gaze (dont je ne partage pas vraiment le point de vue), «Mulvey voit dans ce dispositif un avatar du rôle traditionnel de la femme dans les représentations artistiques, à la fois exhibée et regardée, passive, pour le plaisir du regard masculin.» Cette lecture du film me paraît très pauvre. Dans Fenêtre sur cour, le héros (James Stewart) –loin d’être omnipotent– présente l’aspect pathétique d’un handicapé velléitaire qui tente de compenser son impuissance à l’aide d’un télescope. Quant aux femmes, elles se montrent comme Lisa (Grace Kelly) bien plus courageuses, déterminées et actives que leur garde-robe glamour peut le laisser croire. Bizarrement, Laura Mulvey ne tient pas compte de cela dans son analyse. Pour elle, Lisa n’est qu’une «exhibitionniste» «passive» que James Stewart «pourra donc sauver à la fin». On croit rêver devant tant de mauvaise foi.

Et quand les mouvements de caméra traduisent le machisme d’un héros ?

Impossible de passer les films de Hitchcock au simple filtre du rapport dominant-dominée : de façon plus judicieuse (à l’instar de la chercheuse Delphine Catéora-Lemonnier, par exemple), il faudrait plutôt les voir au prisme de l’ironie. Car Hitchcock, ni son public, ne sont dupes de ces jeux de regard qui renvoient dos à dos des hommes immatures, égoïstes et veules à des femmes névrosées, vaniteuses et/ou dangereuses : ils ne valent pas mieux les uns que les autres et c’est justement leurs imperfections réciproques qui rendent l’histoire d’amour si palpitante. Car le vrai sujet qui occupe Hitchcock (au-delà des péripéties-prétextes) c’est bien de savoir comment deux êtres incompatibles vont finir par se trouver. L’appareil critique de Laura Mulvey est bien trop binaire pour rendre compte de la complexité d’un film, surtout s’il s’agit d’un bon film. Sous couvert de féminisme, sa théorie du male gaze réduit les femmes à n’être, éternellement, que des êtres inféodés à un système qui les transforme en victimes passives.

Première critique du male gaze : l’objet est-il forcément «passif» ?

Sa théorie, de fait, suscite la polémique. Des voix s’élèvent, notamment celles de Linda Williams qui, dans l’introduction de son célèbre Hard Core dénonce : la grille de lecture prête à l’emploi du male gaze empêche de saisir l’essentiel, à savoir les contradictions constitutives du regard du spectateur ou de la spectatrice, dit-elle. Prenez le film Le facteur sonne toujours deux fois : quand Lana Turner apparaît, la caméra montre d’abord ses cuisses nues. Faut-il en déduire qu’elle est la proie ? Bien au contraire. Ce simple mouvement de caméra, en vision subjective, nous fait comprendre que John Garfield a mordu à l’hameçon. Il est cuit (comme son hamburger), victime de ses propres préjugés à l’égard des femmes… Nul besoin d’être spécialiste du cinéma pour décrypter cette séquence comme un duel entre un «objet de désir» qui prend l’initiative de la séduction et un «prédateur» secrètement ravi de se laisser déposséder. Le bâton de rouge à lèvre, c’est l’arme fatale. L’objet ici, c’est l’homme, en tant que cible. De ce point de vue, l’appareil analytique de Laura Mulvey –qui voit dans toute monstration une forme d’aliénation sexiste– s’avère insuffisant. Il faut relire Les Stratégies Fatales (Baudrillard), pour sortir des schémas manichéens.

Deuxième critique : l’homme peut aussi être un objet au cinéma

Le deuxième défaut de la théorie du male gaze c’est de dénoncer les stéréotypes de genre UNIQUEMENT LORSQU’IL S’AGIT DES FEMMES. Mais les hommes alors ? Ne sont-ils pas aussi victimes de stéréotypes équivalents dans le cinéma mainstream ? Dans Un Tramway nommé désir, rappelez-vous la scène où Marlon Brando joue les hommes-objets… Et que dire des scènes torse-nu dévoilant les charmes fauves d’Alain Delon, Charlton Heston, Bruce Willis ou Johnny Weissmuller ? Avec une curieuse mauvaise foi, Laura Mulvey exclut de son corpus tous les films de guerre ou d’action pourtant truffés de travellings érotiques sur les bottes et les cuisses des soldats, lespectoraux bien moulés des super-guerriers et les scènes de lutte style Gladiator. Bien que leur corps soit morcelés de façon tout aussi caricaturale (normative) que celui des femmes, Laura Mulvey ne voit dans cette monstration de biceps et de nudités viriles que la projection fantasmée d'«un je-idéal». Autrement dit, pour elle le corps masculin fait l’objet d’un traitement qui le sublime, alors que le corps féminin (qui fait l’objet d’un traitement similaire) devient celui d'“un objetérotique”, dit-elle, avec un soupçon de mépris. Sa théorie dénigre l’érotisme au féminin de façon monolithique, et ne permet pas de penser la façon dont une femme peut s’approprier les codes, avec distance, et peut apprendre à les maîtriser, comme on apprend les règles d’un jeu…

Troisième critique : le spectateur n’est pas forcément passif devant l’écran

La théorie de l’objectification des femmes proposée par Laura Mulvey ne permet pas non plus de penser la façon dont le public réagit aux images : s’identifie-t-il forcément au héros? Non. Le concept de male gaze empêche toute réflexion sur la capacité d’agir des spectateurs (hommes et femmes) qui peuvent très bien faire une lecture distanciée des images (1) et se régaler sournoisement des clichés. On n’est pas des quiches ! Dans un article publié en 1981, intitulé Afterthoughts, qui constitue une sorte d’amendement au premier jet de sa théorie, Laura Mulvey admet qu’elle a passé sous silence cet aspect du problème. Elle essaye de nuancer sa théorie un peu… sans vraiment y parvenir. Il y a «une double-contrainte» (double bind) dans le fait d’être une femme qui regarde un film, dit-elle, et qui «prend secrètement, inconsciemment, plaisir à la liberté d’action et à la main-mise sur le monde que lui offre l’identification avec un héros». Pour Laura Mulvey, les femmes qui vont au cinéma jouissent de changer de sexe et de regarder d’autres femmes par les yeux d’un mâle. On pourrait y voir une forme de trahison (avec Laura Mulvey, le plaisir est toujours coupable).

Salmigondis autour de l’Oedipe et du pénis manquant

S’appuyant encore une fois sur Freud –dont elle fait sa caution sans justifier ce parti-pris–, la théoricienne déduit du complexe d’Oedipe que les femmes sont en manque de pénis, raison pour laquelle elles prennent tant de plaisir à se masculiniser en allant au cinéma : mater d’autres femmes, c’est une façon pour elles de compenser leur infériorité dans l’imaginaire… tout en s’identifiant aussi avec ces femmes, et en jouissant, très narcissiquement, d’être des objets de désir. On pensera ce que l’on voudra d’un raisonnement aussi spécieux, bourré d’approximations et de postulats critiquables. Mais dire que la théorie du male gaze est une théorie «féministe» me paraît hautement problématique : cela reviendrait à dire que les féministes considèrent la femme comme un être castré, influençable et l’éternel jouet d’un système d’oppression. Comment voulez-vous devenir des femmes fortes si vous ne cessez de jouer les victimes ?

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DANS LE PROCHAIN POST : une critique du male gaze appliqué aux comics américains, «C’est sexiste ou simplement sexy ?».

A LIRE : Cultures pornographiques, dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam, 2015. Cet ouvrage contient une intéressante remise en perspective critique de la théorie du male gaze.

«Alfred Hitchcock, cinéaste du couple», de Delphine Catéora-Lemonnier, dans CinéCouple n°2, Spécial Hitchcock, printemps 2017. https://cinecouple.hypotheses.org

«Male Gaze : l’analyse était presque parfaite», de Alain Korkos, sur le site Arrêtssurimage.net (article écrit en réaction à l’article de AC Husson), juillet 2013.

«Le male gaze (regard masculin)», d’Anne-Charlotte Husson, sur le site cafaitgenre.org., juillet 2013.


Et si les super-héros posaient comme des super-héroïnes ?

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Et si les super-héros posaient comme des super-héroïnes ?

Quand les super héroïnes prennent la pose sur les couvertures de comics, elles se tordent pour montrer leurs deux paires. Ces postures corporelles sont considérées comme les plus sexy, puisqu'on peut voir à la fois le côté pile et face de leur anatomie. Les super héros, eux, comment posent-ils ?

Le 2 décembre 2012, une fan de comics vivant au Texas, Cait Crutchfield, 29 ans, lance The Hawkeye Initiative, (THI), un Tumblr destiné à montrer à quel point certaines super-héroïnes de comics ou de jeux vidéo ont l’air grotesque lorsque, prenant ce qu’on appelle une «posture de femme forte» (strong female pose), elles se contorsionnent pour qu’on voit à la fois leurs seins et leurs fesses. Les postures de séduction de ces pseudo-guerrières «frisent parfois l’impossible», précise Cait qui voit là l’effet néfaste d’une forme de sexisme rampant : «J’aimerais que les dessinateurs représentent les femmes de façon plus égalitaire», dit-elle. Autrement dit : comme des combattantes crédibles.

Auriez-vous l’idée d’affronter des ennemis en leur montrant vos fesses ?

Pour mettre en lumière l’aspect incongru des postures adoptées par les héroïnes, Cait a une idée : pourquoi ne pas calquer, dans la même posture, un super-héros masculin ? Elle choisit un personnage relativement peu connu, Oeil de faucon (Hawkeye), créé par le scénariste Stan Lee et de le dessinateur Hon Heck en 1964. Hawkeye appartient à Marvel. Il figure dans les comics qui racontent les aventures des Avengers et du Shield. Au cinéma, une de ses dernières apparitions remonte à 2016 dans Captain America : Civil War(d’Anthony et Joe Russo), il est incarné par Jeremy Renner qui lui prête avantageusement sa silhouette. En 2015, sur certaines affiches du film Avengers Age of Ultron, on peut d’ailleurs voir Hawkeye, seul parmi tous les personnages masculins, tendant ses fesses vers le spectateur (en bas, à droite)…

Cait n’aurait pas pu mieux choisir : Oeil de faucon sert parfaitement son propos. Le site –The Hawkeye Initiative– propose aux visiteurs le petit jeu suivant : prenez une couverture de comics qui met en scène une super-héroïne. Mettez Oeil de faucon à la place. «Si le personnage féminin peut être remplacé par Hawkeye dans la même pose sans avoir l’air stupide ou ridicule, alors c’est OK et probablement non-sexiste. Dans le cas contraire, laissez tomber».

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Le résultat est souvent hilarant. Cait dit s’être inspirée, pour mettre au point sa formule, d’une question ainsi tournée : «Et si les personnages masculins posaient comme les personnages féminins ?».

S’ils posaient comme des femmes, cambrant les reins, bombant le torse, les super-héros tourneraient vers le public un postérieur bien fendu, la raie en évidence, les cuisses écartées, la poitrine dressée vers le ciel. Car c’est ainsi que les femmes font la parade en Occident : en accentuant les courbes de leur corps, afin de faire «ressortir» leurs atouts. Pour souligner l’effet caricatural de la pose, les contributeurs du site Hawkeye ajoutent d’ailleurs volontiers des étoiles autour des fesses du personnage : c’est l’effet dit Butt Sparkle («éclat de cul»).

La différence (posturale) homme-femme : un jeu de rôle

L’Initiative est salutaire. Grâce à Cait, maintenant, plus aucun amateur ne peut lire un comic sans discerner la part qu’y prend les rôles de genre. Les rôles de genre sont les attitudes (souvent vues comme séduisantes) qu’un groupe humain estampille «féminines» ou «masculines». Dans la plupart des sociétés, les activités de la femme sont liées à la reproduction alors que celles de l’homme sont liées à l’exercice du pouvoir. Les postures de séduction adoptées par les femmes correspondent donc à ce qui est socialement attendu d’elles : devenir des génitrices. Des hommes, on attend qu’ils soient des protecteurs et des envahisseurs. Sous couvert de fiction, les comics ne mettent jamais en scène que des interactions sentimentales hétérosexuelles marquées par les stéréotypes sociaux dominants. Merci à l’initiative Hawkeye de débusquer ces attitudes conventionnelles !

Les postures de séduction sont artificielles… chez les mâles aussi

Le problème (il y a toujours un problème), c’est que l’Initiative incite certaines personnes à coller sur ces images parodiques un discours idéologique qui en dénature la portée. Cait se contentait de dénoncer l’aspect cliché des postures féminines. Mais ses fans vont plus loin. Pour eux, l’Initiative Hawkeye (THI) illustre la théorie du male gaze (dont j’ai parlé dans le post précédent) : «Regardez comment les dessinateurs de comics objectifient la femme», disent-ils, négligeant le fait que les super-héros sont tout aussi ridicules lorsqu’ils adoptent les attitudes outrancièrement viriles qui servent de standards en Occident. A trop vouloir plaindre les femmes, on oublie un peu vite que les hommes sont eux aussi soumis aux normes culturelles qui régissent les comportements des individus. Nul n’échappe au conditionnement, surtout celui qui touche au genre, particulièrement rigide chez les euro-américains, ainsi qu’en témoignent les attitudes hyper-codifiées qui permettent d’avoir l’air «mâle» (sexy)… Gonfler les pectoraux, rugir, déployer la cage thoracique, exhiber les poils… Les hommes-objets sont légions dans la bande dessinée US (2). Mais, bizarrement, les militant(e)s font comme si seule la cause des femmes méritait d’être défendue, excluant l’autre sexe d’un combat qui pourtant concerne tout le monde. Cet esprit de chapelle porte préjudice aux féministes, assimilées à des mégères vindicatives, championnes de la guerre des sexes.

Etre un mâle, vous savez, c’est pas si facile

Comment obtenir l’égalité, si on omet d’inclure les hommes dans une cause commune ? Un exemple. Pour la blogueuse féministe Reel Girl, qui milite pour «plus d’égalité dans le monde imaginaire», il y a un vrai problème avec le fait d’exagérer le volume mammaire et le volume fessier des super-héroïnes : «Ce n’est pas la même chose qu’augmenter le volume musculaire des super-héros», affirme-t-elle, sans justification. Son assertion est discutable. Le muscle saillant est l’équivalent d’une offrande érotique. Si, pour être «sexy», la femme doit onduler du croupion, l’homme, lui, doit se faire un corps de Musclor, parler rauque et occuper deux sièges quand il s’assoit dans le métro, ce qui ne demande pas moins de sacrifices en matière de dignité. Pourquoi prétendre que la femme est la seule «victime» des normes ? C’est ici, probablement, qu’on touche aux limites de l’Initiative Hawkeye : il aurait fallu qu’elle propose l’exercice inverse afin de mettre au jour l’aspect tout aussi arbitraire, convenu et guindé des postures viriles…

Victimisation systématique des femmes

Le principal défaut de la théorie du male gaze se trouve là, précisément : dans cette volonté farouche de dénoncer les stéréotypes de genre UNIQUEMENT LORSQU’IL S’AGIT DES FEMMES. Comme si les femmes étaient forcément perdantes au petit jeu de la parade amoureuse. Il ne me semble pourtant pas que les modèles de virilité, strictement limités au physique, soient tellement plus valorisants que les modèles de féminité. Pour séduire, la femme doit avoir des gros seins et l’homme de gros biceps. Tout comme la femme, l’homme doit afficher les signes de sa disponibilité sexuelle : il doit être jeune, beau et prêt à consommer. On attend avec impatience le jour où, pour séduire, il faudra un gros quotient intellectuel. Hélas, les Occidentaux vivent dans un monde sans ambitions qui réduit hommes et femmes à performer leur genre de la façon la plus limitée et –n’en déplaise aux tenants du discours victimaire– la plus équitablement grossière qui soit. On ne fait, dans ce manège-là, que singer qui les poules, qui les babouins. Pourquoi crier à l’inégalité ? Vous trouvez que babouin est tellement plus valorisant ?

Question : ci-dessous, trouvez-vous Superman moins ridicule que Wonder woman ?

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Gare au dogmes simplistes et aux jugements moraux

Il existe, pour finir, une dernière raison de se méfier de la théorie du male gaze et dont les contributions à THI rendent bien compte : dans leur désir de stigmatiser les postures de séduction féminines, qu’ils assimilent à du sexisme ou à de l'«objectification», les auteurs des images mettent en scène bien malgré eux quelque chose qui évoque fortement l’imaginaire érotique gay. Pour le dire plus clairement : loin de paraître ridicule, Hawkeye –lorsqu’il imite les attitudes féminines– devient parfois troublant, ambigu, attirant… Certaines images sont si suggestives que le discours plaqué sur elles sonne faux. En quoi une image érotique –plus particulièrement homoérotique–serait-elle sexiste ?

Comble de la séduction : un homme en talons aiguilles

L’image ci-dessous, par exemple, tente de dénoncer le fétichisme du corps de la femme qui porte des talons aiguilles et un collant avec «effet string». Sous-entendu : cette mise en scène vise uniquement à faire de la femme une potiche. L’image de droite, cependant, n’a pas l’effet escompté. Elle souligne et renforce l’érotisme de l’image de gauche, dont elle fournit la version androgyne, démystifiant le discours culpabilisateur qui associe érotisme et sexisme.

Les postures sont conventionnelles, c’est un fait entendu (et c’est une bonne chose d’en dévoiler les artifices). Reste à savoir pourquoi certaines femmes s’estiment gravement insultées quand elles voient des couvertures de comics, des publicités ou des jeux vidéos qui mettent en scène de telles postures. Curieusement, lorsque ce sont des hommes qui adoptent les mêmes postures, personne ne crie au sexisme. Prenez le groupe The Cramps (les menstrues) et son chanteur en talons hauts et vinyle. Sexiste ? Et Mapplethorpe (1), qui photographie des hommes de dos, avec un gros plan sur leurs fesses. Sexiste… ou sexy ? Pourquoi dit-on que c’est sexiste uniquement lorsqu’il s’agit de femmes (hétéros), sans jamais s’en prendre aux gays qui, parfois, usent des mêmes codes de séduction ?

Un corps attirant est-il forcément celui d’un esclave du patriarcat ?

Dans son incapacité à «penser» l’ambivalence des rôles de genre et le détournement possible des stéréotypes, la théorie du male gaze révèle ses insuffisances. Pire encore, elle trahit sa vraie nature : il ne s’agit au fond que d’une forme dévoyée de puritanisme. Dire qu’une femme en talons aiguilles est un objet de désir au service de l’ordre mâle, c’est oublier un peu vite que la femme est tout aussi capable qu’un homme de porter des talons ET d’être intelligente, puissante et indépendante. Pourquoi culpabiliser les femmes éternellement coupables d’être trop sexy ? Ce discours finalement rejoint celui des machistes qui traitent les femmes attirantes de «salopes». Il serait temps d’en finir avec le féminisme à double vitesse, qui s’offusque de toutes les images érotisées de la femme, sous prétexte que le corps de la femme est le seul qui puisse être souillé, avili ou dégradé par l’érotisme.

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NOTES

(1) Qui oserait critiquer les plans-culs serrés du photographe Mapplethorpe ? Dans Cultures pornographiques, (dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam, 2015), une chercheuse –Kobena Mercer– souligne l’incohérence de la théorie du male gaze qui n’analyse pas les mises en scène du corps masculins suivant les mêmes critères que ceux appliqués au corps féminin. Elle donne un exemple précis : lorsqu’il cadre sur le fessier de son modèle Robert, à qui il demande se croiser les cuisses afin que ses hanches s’arrondissent érotiquement, Mapplethorpe commet ce crime que l’on appelle un «butt shot» dans le milieu des féministes anglo-saxonnes. Le butt shot, c’est le gros plan sur les fesses d’une femme qui passe pour le comble du sexisme… tant qu’il s’agit d’une femme. Un butt shot sur les fesses d’un homme, est-ce tellement plus acceptable au regard des fans du male gaze ?

(2) Jusque récemment, les comics ne mettaient en scène que des hommes (objectifiés) pour un public principalement masculin… jusqu’à ce que les éditeurs prennent en compte le public féminin et lui offrent des super-héroïnes. Prétendre que les comics ne s’adressent qu’aux seuls hommes, c’est méconnaître le genre. Par ailleurs, affirmer que notre paysage visuel est envahi par des femmes-objets mériterait une vérification. Prenons les affiches de cinéma ou de jeux vidéo : les hommes-objets y sont probablement plus nombreux (parce que les héros, notamment des films ou jeux d’action, sont surtout des hommes). Quid des couvertures de magazine ou des affiches publicitaires ? Les revues de mode pour homme mettent en scène des hommes-objets, de même que les publicités qui s’adressent à une cible masculine (voitures, alcool, parfums ou mode homme). Les revues de mode pour femmes, de même que les publicités pour lingerie ou cosmétique mettent en scène leur public-cible… Je ne nie pas la présence pafois incongrue de pin-ups en bikini sur des pubs pour boissons pétillantes, mais il faudrait tout de même ouvrir les yeux sur la présence largement banalisée de mâles semi-dénudés dans notre environnement graphique : les stéréotypes de genre sont la chose du monde la mieux partagée. Pour dénoncer ces stéréotypes, il me semble intéressant de tous les inclure dans la reflexion. C’est sur ce point que mon article porte, de façon peut-être maladroite sans doute.

A LIRE : «L’érotisme, c’est du sexisme ?»

«L’érotisme c’est du sexisme (2) ?»

«L’érotisme, c’est du sexisme (3) ?»

«Soyez galant, ça rend les femmes bêtes»

«Pourquoi les femmes aiment-elles la galanterie ?»

Poésie du Quattrocento : quand les muses étaient vénales

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Poésie du Quattrocento : quand les muses étaient vénales

A la Renaissance, l’Italie devient le «pays d’Éros». Une vague de plaisir charnel submerge les arts. Dans un ouvrage intitulé “Vénus et Priape”, le latiniste Charles Senard rassemble les plus beaux poèmes érotiques du Quattrocento, qui sont souvent dédiés… à des prostituées.

Tout commence avec la peste, la grande peste du XIVe siècle, la peste noire, la mort dense, qui vient du fond de l’Asie et ravage l’Europe : 24 millions de mort, soit le quart de sa population… A Florence, depuis 1315, la peste ne cesse de frapper, empêchant durablement la reprise démographique (1). Une personne sur trois meurt. Il faut repeupler Florence. Le problème, c’est que le nombre de mariage baisse, de même que la natalité. Pourquoi ? La faute aux sodomites, suggère les clergé qui désigne les coupables : les hommes qui préfèrent les garçons. De fait, les amitiés viriles sont courantes dans la cité des Médicis : en Allemagne, le verbe florenzen (tiré de Firenze) se traduit «sodomiser». En France, la relation anale est également qualifiée de «vice italien». Il faut réagir. En avril 1403, le gouvernement de Florence institue un Office de l’Honnêteté (Onestà) avec pour mission… d’encourager les relations vénales. «Son objectif spécifique était de détourner les hommes de l’homosexualité en favorisant la prostitution féminine, explique l’historien Richard Trexler. Il fallait pour cela bâtir ou acheter un édifice susceptible être utilisé comme bordel et recruter des prostituées étrangères et des souteneurs pour travailler mais il fallait aussi leur assurer des ressources et une protection qui les encourageraient à rester

Des bordels pour que l’ordre règne

Il peut sembler surprenant d’apprendre que Florence soit ainsi devenue la «patrie» des prostituées. Mais le cas est loin d’être isolé. Ainsi que le révèle Charles Senard dans l’anthologie poétique Vénus et Priape : de façon accélérée «entre 1350 et 1450, des maisons closes sont créées partout, en Italie comme en France». Par «souci de la moralité publique», le commerce du sexe s’institutionnalise à la fin du Moyen-Âge en Occident, «alors qu’il n’était jusque là que toléré. En effet, les gouvernements municipaux s’inquiètent des troubles provoqués par la vaste population de célibataires qui se concentre dans les villes en plein essor. Contraints par leur condition économique au célibat, les jeunes domestiques, apprentis, compagnons y menacent de plus en plus, par des grèves, des émeutes, des viols, le monopole des pouvoirs économique, social et politique, mais aussi sexuel des hommes mariés, puisque ceux-ci interdisaient à quiconque d’approcher de leur femme, de leurs filles et de leurs servantes. Ces célibataires ne pouvant être expulsés puisqu’ils constituaient une force de travail indispensable, la seule solution consiste à leur fournir un nombre suffisant de prostituées.»

«Salue de ma part les prostituées qui t’accueilleront sur leur tendre sein»

Pour des raisons qui touchent aussi bien à la lutte contre les «vices» qu’au désir de faire régner l’ordre, les villes de la Renaissance font construire un bordel municipal, souvent sur fonds publics, dirigé par le conseil de la ville et théoriquement réservé aux célibataires. «Le prix de la passe y était très bas : environ un huitième à un dixième du salaire journalier moyen d’un compagnon», précise Charles Senard. A ce bordel s’ajoutent des étuves et des maisons de bain qui sont l’équivalent des salons de massage. «La fréquentation de tous ces établissements est très répandue. Comme l’affirme J.-L. Flandrin, “à la fin du Moyen-Âge, les garçons des villes fréquentaient très librement les prostituées – d’ailleurs nombreuses et bon marché” ; la prostitution est parfaitement intégrée à la vie de la cité. La prostituée devient un “personnage clé” de l’Italie de la Renaissance, reconnu comme tel :“de travailleuse occasionnelle spécialisée dans les prestations sexuelles, elle devint une professionnelle chargée de la sauvegarde de la moralité publique.” La fréquentation de ces femmes n’entraîne aucun déshonneur, surtout si elles sont cultivées.

La courtisane comme gage de qualité

Les courtisanes, qui apparaissent vers 1450 –belles, intelligentes, distinguées–, permettent même aux «mâles de l’aristocratie de se distinguer du reste de la population», affirme Charles Senard qui en veut pour preuve le nombre important de poèmes dédiés à ces couteuses beautés. «Fréquenter une courtisane célèbre est considéré comme un élément de “standing” social», au point que certains hommes présentent la nuit passée en compagnie d’une fameuse courtisane comme un triomphe social et personnel. On trouve un étonnant écho de cette réalité dans les poèmes qu’il présente : la plupart d’entre eux sont rédigés par des hommes qui revendiquent leur goût pour le sexe, si possible en compagnie d’expertes : «Boire aussi bien que baiser / Me plaît. Si ça manquait, je ne voudrais pas vivre (2)».«Non, non, ne m’effleure pas de tes doigts, Néère ! / Tout ce qu’avec tes doigts, de la main gauche, / Tu as touché, s’excite aussitôt, […] / Tout ce que tu caresses de ta main, […] / Tes doigts, Néère, excitent tout ce qu’ils touchent, / Tes mains excitent, Néère, tout ce qu’elles palpent, / Ta main est pure excitation, Néère. (3)».

Poésie explicite : un loisir réservé à une élite lettrée

Les poèmes sont écrits en latin, une langue comprise par moins de 3% de la population et qui autorise, de facto, les allusions les plus explicites, puisque seules les personnes érudites peuvent la parler… Protégés par la barrière de la langue, les humanistes usent et abusent d’allusions à Catulle et aux élégiaques romains (Tibulle, Properce et Ovide) dont ils empruntent avec délices la liberté d’expression. Leurs poèmes, étonnamment, chantent le travail des courtisanes en termes emprunts de gratitude, quand ce n’est pas d’amour. C’est ainsi par exemple que le poète Antonio Beccadelli (1394-1471) fait l’épitaphe de «Ninicha la flamande, catin de haut vol» : «Mon lit était couvert de draps blancs en grand nombre, / Ma main complaisante nettoyait les membres ; / Il y avait un bassin au milieu de ma chambre, où je me lavais souvent ; / Ma petite chienne caressante léchait ma cuisse humide. / C’était la nuit et quand une foule de jeunes gens me réclamait, / J’ai soutenu cent assauts sans être rassasiée. / J’étais douce, j’étais aimable ; ils étaient nombreux à aimer ce que je faisais ; / Mais rien, à part l’argent, n’avait de douceur pour moi.»

L’acte charnel : «le point de départ d’un rêve d’amour éternel»

Dans cette poésie aux accents bouleversants, «l’acte charnel n’est autre que le point de départ d’un rêve d’amour éternel» (4)… rêve souvent évoqué comme le plus désirable de tous. Qu’importe la richesse ou la gloire ? Quand on peut dormir avec celui ou celle qu’on aime, ou ne serait-ce que son fantôme. Ainsi l’écrit Pacifico Massimi (1406-1506) dont la vie remarquable dura exactement 100 ans : «Qui dit que les rêves sont menteurs est un menteur. / Les miens sont vrais. Je n’ai pas été victime d’une illusion. / Ce qui n’a pas d’effet, on peut bien dire que ce n’est rien. / Mais son visage était véritable et une image menteuse ne m’a pas trompé. / J’ai donné mille étreintes, j’ai donné mille baisers. / Souvent, j’ai serré contre moi, encore et encore, une jeune femme / Et elle s’est donnée à moi de la façon que je voulais. / D’où vient que le lit est tiède ? Pourquoi ma couche est-elle chaude de ce côté ? / C’est ici que j’étais couché, quelqu’un d’autre était de côté, / Nous avons tenu tous les deux dans ce petit lit, nous y avons reposé tous les deux. / Il y reste les formes imprimées de nos deux corps.» A travers la beauté de ces vers, ce qui se dégage étrangement c’est l’image des corps pétrifiés de Pompéi, leur trace en creux dans les cendres. La Renaissance qui ressuscite les élégances de la langue latine fait resurgir, comme une rémanence, de très nostalgiques empreintes dans les draps blancs des poètes…

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A LIRE : Vénus et Priape. Anthologie de poésie érotique néo-latine du Quattrocento. Édité et traduit par Charles SENARD, éditions Droz, avril 2017.

EGALEMENT : «La prostitution florentine au XVe siècle», de Richard C. Trexler, dans: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°6, 1981, p. 983-1015.

NOTES

(1) La peste visite Florence dix-sept fois de 1315 à 1495. En 1427, Florence compte autour de 40 000 habitants et a perdu près des deux tiers de sa population d’avant la Peste Noire. Source : http://books.openedition.org/pur/15796?lang=fr

(2) Réplique extraite de la comédie latine d’Eneas Piccolommini, la Chrysis (1444).

(3) Poème de Giovanni Pontano (1429-1503).

(4) S. Laigneau, La femme et l’amour chez Catulle et les Élégiaques augustéens, Bruxelles, Latomus, 1999, p. 58

Trash culture : le fantasme de la "souille"

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Trash culture : le fantasme de la "souille"

Imaginez un mâle qui sent l’huile de vidange, le torse balafré de cambouis… Ce fantasme qui flirte avec l’uro-scato traverse l’art d’un peintre –Bastille– dont le travail sort enfin de l’ombre. Une exposition et un livre lui sont consacrés : “Schwein”.

Bastille, alias Frank Webber (1929-1990) reste un artiste injustement méconnu du grand public. «Sans doute à cause du caractère extrême de certains de ses tableaux, la reconnaissance de son talent –indéniable– est entachée de préjugés.» Quand il meurt du sida, sa famille détruit une grande partie de son oeuvre. Trop sale. Trop jouissive. Dans un ouvrage consacré à l’art de Bastille –constitué d’inédits dévoilées par des collectionneurs et de documents rares cédés par les archives Revolt Press de Stockholm– un cercle d’amis témoigne : des passionnés, des initiés, des proches et des chercheurs qui souhaitent faire apprécier l’art de Bastille à sa juste valeur. Didier Lestrade (fondateur d’Act Up) livre des clefs : il a été l’un des seuls à publier une interview de fond sur le travail de l’artiste. «Joël Boussenot, son ami fidèle, raconte l’homme secret qu’il était. Ad Shuring lui dédie un essai. Les créateurs de Recoil.557, Projet X, IEM (1) témoignent de l’influence du dessinateur sur leur parcours. L’ethnologue Rudi Bleys le décrypte et Russell Harris s’irrigue de ses ambiances.» Le livre qui rassemble ces oeuvres et ces textes s’intitule Schwein («Cochon», en allemand), par allusion à la bauge des pourceaux, parfois tapissée d’excréments (2) et à ces cuvettes de boue appelées «souille» où les sangliers s’enlisent avec extase.

Hard-crad : une esthétique de la patine, des couches, des strates et du dépôt

Il en est de ce livre comme d’une plongée dans «les eaux troubles d’une atmosphère interlope». Ainsi que l’explique Marc Martin –photographe et maître d’oeuvre de ce projet–, tout est question de demi-jour. Avec Bastille, on baigne dans une lumière aquatique comme filtrée par la tourbe, dans l’ambiance feutrée d’une eau stagnante où se dépose, très lentement, mille particules suspendues de matière organique. C’est «entre chien et loup», dans cette lumière sourde et tamisée que l’art de Frank Webber, alias Bastille, «prend tout son sens», dit Marc Martin dont les photos témoignent, bien mieux encore qu’en mots, de l’impact artistique que Bastille a eu sur toute une génération de déviants. Il aurait dû devenir aussi connu que Tom of Finland (dont il était par ailleurs proche), mais hélas, Bastille n’est jamais sorti de l’underground qu’il hantait. Ses images sentent le mythique club Keller qu’il fréquentait. Elles puent les semelles de caoutchouc, les cathéters, les T-shirts trempés de sueur et les mélanges de fluide visqueux –salive, lubrifiant, sperme, urine…– recyclés à l’aide de tubes qui relient des corps enlacés d’amants. Ses images sécrètent un poison violent.

L’obscénité d’un corps d’homme maculé après l’abattage

«Il y a une chose que j’aime beaucoup dans les accessoires, dit Bastille. C’est quand ils ont déjà servi…» Les choses qui gisent en exsudant, les hommes groggy après l’usage, les pénis en détumescence, les glands qui dégorgent : l’esthétique de Bastille repose autant sur les demi-teintes que sur ces zones intermédiaires de la sexualité, dans l’après qui est le moment le plus aphrodisiaque de l’avant… lorsque, malgré l’épuisement, malgré la crasse, le désir sexuel ressuscite, comme dopé par ses miasmes. Bastille n’aurait pas su trouver meilleur nom que celui de cette prison fantasmatique. Il est né en 1929 dans une banlieue new yorkaise. Après le lycée, il étudie le dessin puis se rend à Paris pour apprendre la gravure dans l’atelier de John Friedlander. En 1959, il devient illustrateur pour la presse de mode française puis entame une carrière de graphiste en publicité. Ses premières oeuvres érotiques sont publiées dans des revues d’athlétisme pour homme puis dans le magazine porno danois Toy et dans des numéros édités par Revolt Press. Il expose à Amsterdam, Paris et New York. ll prend le nom d’artiste Bastille parce qu’il habite là, pas loin de la gare de Lyon, et qu’il est né le 14 juillet. Lorsqu’il meurt en 1990, il laisse une génération en deuil.

Dans une société qui s’évertue à refouler ses excréments… certains jouissent d’être à contre-courant

Les fils maudits de Bastille, ce sont les adeptes de «la domination par l’épuisement et l’usure» (Joël Hladynink, Projet X), qui se rasent le crâne parce que le style skinhead renvoie à l’idée d’un conditionnement. Ce sont les adeptes des backrooms hardcore, celles avec des urinoirs conçus pour les jeux sales, des baignoires pour les plans pisse et des pièces au sol carrelé le long duquel des rigoles facilitent l’évacuation des eaux sales : elles se nettoient au jet, à l’aide de tuyaux sur lesquels il est possible de fixer des embouts… C’est dans cet univers suffocant de promiscuité cloacale que Bastille place ses héros, des mâles qui ont «perdu le contrôle», comme il dit, et dont les yeux sont devenus blancs. «Tous ces mecs rasés, noués, pantelants, des sondes les pénétrant, les queues toujours prises, ne sont pas uniquement SM, un ingrédient inconnu les pousse encore plus loin, presque dans la science fiction», commente Didier Lestrade. La puissance des images peintes par Bastille tient certainement à ce jusqu’au-boutisme qui lui fait dessiner des créatures asservies mais inassouvies, dont le regard devenu fixe n’a plus rien d’humain. Dépossédées par la jouissance, ces machines à gicler –mises en circuit par les orifices– expriment par tous les trous leur bonheur –intensément palpable– de vivre dans ce corps d’argile.

«Bastille coule dans mes veines, dans mes couleurs, dans mon inconscient photographique. Il a nourri mon imaginaire. Ses personnages, sales et souvent solitaires, avec leur demi-molle, sont dans l’avant ou dans l’après jouissance. C’est toute cette dimension porno-poétique que j’aime à montrer dans mes propres photos.» (Marc Martin)

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A LIRE : Schwein - Bastille Traces, produit par Pig-Prod & IEM, édité par Agua, 25 euros. Mis en vente chez IEM + Les Mots à la Bouche + sur le site de Marc Martin. Sortie le 10 mai 2017.

A LIRE AUSSI : «Qu’est-ce qu’un homme ?» ; «Vous aimez jouer avec votre zizi ?»

A VOIR : Schwein - Bastille Traces,exposition chez IEM du 10 mai au 4 juin 2017. Vernissage le 11 mai.

Exposition de photos Marc Martin, Pig-Prod et des reproductions de tableaux de Bastille (extraits de la collection IEM + trois originaux qui seront exposés). IEM : 16, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris

Schwein a lieu pendant la 4ème PARIS FETISH, l’annuel week-end gay fetichiste à Paris.

NOTES

(1) Le créateur du célèbre sexshop gay IEM – Michel Ghougassian, ami et collectionneur de l’artiste – avait déjà consacré deux expositions à Bastille chez IEM, en 1991 et en 2004. Il avait édité une série de 12 cartes postales en 1998. Il a été le seul en France à promouvoir l’art de Bastille.

(2) Les cochons sont en réalité des animaux très propres. Le mot bauge s’applique au refuge sec, tapissé de feuilles mortes, où le sanglier se repose. Pour le cochon, on parle de «loge». Le mot bauge (tout comme «porcherie») est devenu synonyme de taudis insalubre parce que beaucoup d’éleveurs font vivre les animaux dans des conditions… inhumaines.

Connaissez-vous l’incestuel ?

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Connaissez-vous l’incestuel ?

A la différence de l’inceste, qui implique des contacts génitaux entre parents, l’incestuel est une relation malsaine qui consiste pour les parents à ne pas respecter l’intimité de leurs enfants… Dans "Les Femmes et leur sexe”, deux cliniciennes expliquent : comment éviter le piège de l’incestuel ?

Imaginez un garçon de 27 ans qui montre son pénis à sa mère parce qu’il a peur d’avoir une mycose. Imaginez un père qui invite des amis pour une soirée foot et, devant sa fille, parle de ses frasques sexuelles puis montre fièrement aux «potes» la poitrine naissante de sa «gamine»… Ces situations peuvent paraître anodines. Elles sont loin de l’être. Dans un livre de poche condensé –Les Femmes et leur sexe, aux éditions Payot–, qui aborde au pas de course tous les problèmes des femmes (ça gratte, ça fait mal, ça brûle, j’ai pas envie, j’ai été violée, j’air peur, je m’ennuie au lit, etc), deux psychologues cliniciennes et sexologue –Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran– consacrent une bonne cinquantaine de pages au problème peu connu de l’incestuel.

Quand la TV est dans la chambre conjugale…

L’incestuel est un terme emprunté au psychiatre et psychanalyste français Paul-Claude Racamier : en 1992, il le définit comme «une relation extrêmement étroite, indissoluble, entre deux personnes que pourrait unir un inceste et qui cependant ne l’accomplissent pas, mais qui s’en donnent l’équivalent sous une forme apparemment banale et bénigne» (Le Génie des origines, Payot). Paul-Claude Racamier en fournit un exemple éclairant. Un couple vient consulter à la demande de Madame qui menace de divorcer : son mari est incapable, dit-elle, de «gérer» leurs trois ados. Ils ne rangent pas leur chambre, ils sortent à pas d’heure et ne respectent pas leur père. Pourquoi ? Paul-Claude Racamier apprend que la seule télévision de la maison est installée dans la chambre à coucher des parents. Les enfants font donc intrusion dans cette chambre, n’hésitant pas à se vautrer sur le lit conjugal pour regarder telle série ou tel film. La confusion entre l’espace privé et public les induit à traiter leurs parents comme des pairs.

Quand une mère confie ses histoires intimes à sa fille…

Les «parents galères», ainsi que les nomment Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran, sont les adultes incapables de maintenir une frontière claire et nette. Ils se croient parfois très libérés ou très libéraux. Ils pensent que les enfants ont «le droit de savoir» et en font, bien malgré eux, leurs confidents… Danger ! «À l’âge où la sexualité est en construction, il faudra éviter de faire connaître à son enfant sa sexualité de parent. Cela peut être perturbant, voire inhibant. En savoir trop sur la sexualité des parents ou de l’un d’entre eux peut provoquer un malaise, qu’on appelle “incestuel” en ce sens qu’il est provoqué par une relation trop étroite dans laquelle le parent partage sa vie sexuelle intime en ignorant que son enfant n’a pas à en être informé, quel que soit son âge.» L’exemple clinique le plus représentatif de ces confusions c’est celui des parents qui prennent leurs enfant à témoin : ton père a une petite queue. Ta mère est une salope, elle m’a encore trompé avec le voisin…

Quand les enfants ne sont pas «protégés de la sexualité des parents»…

Quand les portes des chambres à coucher ou de la salle de bain ne peuvent pas fermer à clé, il arrive que les parents surprennent leurs enfants nus ou en train de se masturber. Il arrive aussi que les enfants surprennent leurs parents faire l’amour. Que cela arrive une fois, pas grave. Que cela relève de la règle : problème. Le pire, c’est lorsqu’une mère (par exemple) parle à sa fille des difficultés relationnelles et sexuelles de sa vie de couple. «Ces confidences du parent, d’une certaine façon, flatteuses pour l’enfant sont, en fait un cadeau empoisonné car elles ont comme effet paradoxal de détruire la sexualité de l’enfant en question.» La trop grande proximité que lie alors l’enfant à sa mère (ou son père) l’empêche en effet de se développer de façon autonome.

«Quand la mère interdit à sa fille d’être femme»…

Telle patiente culpabilise jusqu’à l’âge de 25 ans lorsqu’elle s’habille sexy et sort avec son petit copain, parce qu’elle a l’impression de «trahir» sa mère : elle voudrait être heureuse, mais s’en veut… Blocage. «Les mères qui ne s’aiment pas en tant que femmes n’aiment pas forcément voir leur fille devenir femme, une femme différente d’elles, une femme qui jouit d’être femme. Comment être femme quand la mère interdit le plaisir d’en être une ?». Pour les deux cliniciennes, le mal-être que certaines mères transmettent à leur fille peut les amener à devenir dépressives ou frigides «par solidarité». Raison pour laquelle, il est tout à fait bon qu’une certaine hostilité se dessine à l’adolescence entre enfants et parents : «Une bonne relation mère-fille doit être “suffisamment mauvaise” pour que la fille puisse se différencier et exister».

Quand les parents «ignorent» que le corps de leur enfant est un lieu privé…

Mais l’emprise prend parfois des formes insidieuses : c’est quand les parents font comme si le corps de leurs enfants était à eux. Ils regardent le sexe de leur adolescent.e avec un regard sans-gène. Castration symbolique. «Comme leur nom l’indique, ces parties intimes sont une partie de l’intimité, soulignent les deux cliniciennes. […] Montrer son sexe, c’est donc montrer une partie de son intimité, et ce n’est pas anodin.» Que faire alors quand la fille a son premier rendez- vous chez la gynécologue ? «Certaines filles tiennent à être accompagnées de leur mère […]. D’autres préfèreront y aller seules. L’essentiel est de respecter ce qui est le plus confortable pour elle. Tout autre est le scénario des mères qui s’imposent, non seulement par leur présence, mais aussi avec leur histoire, et qui veulent être présentes, pour avertir le gynécologue de ce qu’elles ont vécu d’affreux au même âge ou pour surveiller, pour ne pas lâcher ce corps qui pourrait mûrir définitivement et se séparer.»

Quand les parents «se mêlent de quelque chose qui ne devrait plus les regarder»…

Certains parents ayant «pris l’habitude» de langer l’enfant et de le nettoyer ne savent pas quand arrêter. Les soins donnés aux tout-petits conditionnent favorablement le développement sensuel et sexuel de l’enfant. «Pendant la toilette des bébés, on observe bien quel plaisir jouissif ils ressentent», notent Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran qui insistent sur le caractère positif de ces contacts. Mais le devoir des parents c’est «vers deux ou trois ans», d’apprendre aux enfant que leur sexe leur appartient : dès qu’ils sont capables de faire leur toilette intime. «Tout comme les parents encouragent leur enfant à tenir une cuillère ou à enfiler des chaussures, ils peuvent le guider vers cette autonomie […]. Au cours de cette première phase de la construction de l’identité sexuelle, si les soins sont trop intrusifs, ils ne permettent pas à la petite fille d’“acquérir la conviction que son appareil génital est une possession personnelle et unique”, une zone intime de son propre corps, qu’elle seule peut toucher sans danger.» Il s’agit donc d’encourager l’enfant à considérer que son corps lui appartient : personne d’autre que lui ne peut en disposer.

Eloge des limites : les frontières protègent

Il est rare de lire un ouvrage qui pointe du doigt, si clairement, les ravages que peuvent causer les phrases équivoques. «Telle mère, telle fille», par exemple. «C’est moi qui t’ait faite», «Tu n’as rien à me cacher», «Tu es sorti par là, pourquoi en avoir peur», «Je suis ta mère, on peut tout se dire». Les innombrables cas cliniques cités dans Les Femmes et leur sexe donnent un aperçu troublant de l’ampleur d’un dysfonctionnement pouvant aller jusqu’au «meurtre psychique». Le cas le plus criant est celui de Noëlle, dont la mère a été violée à l’âge de treize ans. «Elle m’en a parlé pendant toute mon adolescence. Elle me surveillait, me demandait tout le temps de lui raconter ce qui se passait au collège : “Une fille doit tout dire à sa mère.” […] Elle est allée jusqu’à trouver un gynécologue qui a accepté de rompre mon hymen. Elle était obsédée par l’idée que ça me ferait mal. Elle avait donc décidé que je serai déflorée “chirurgicalement”. C’est ce qui s’est passé, mon hymen a été rompu par un médecin sous les yeux de ma mère ! Voilà le résultat : à quarante-trois ans, je n’ai connu aucun homme, j’en ai une trouille maladive. Et ma mère fait la tronche parce qu’elle n’a pas de petits-enfants.»

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A LIRE : Les Femmes et leur sexe, de Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran, aux éditions Payot, 2017.

Gynéco-logique : comment Gutenberg a changé le monde

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Gynéco-logique : comment Gutenberg a changé le monde

A la Renaissance, lorsque la presse de Gutenberg se diffuse en Europe, les premières cartes du monde imprimées apparaissent en même temps que les premiers schémas gynécologiques. Vous trouvez cela logique ?

Certains événements sont nommés des «révolutions». L’invention de Gutenberg, par exemple. On le considère comme «l’inventeur» de l’imprimerie, vers 1440, alors que le plus vieux livre imprimé au monde (le Sutra du Diamant) date de 868… Pourquoi dire que Gutenberg est le père d’une technique dont l’existence est attestée en Chine depuis le IXe siècle ? Les chinois impriment couramment des livres à l’aide de plaques de bois lorsque Gutenberg fait ses premiers essais en xylographie à Mayence. Gutenberg n’est pas non plus le premier à utiliser des caractères mobiles : en Chine des caractères de porcelaine sont fabriqués dès le XIe siècle, suivis en Corée par des caractères en métal. Quant à la presse… Gutenberg l’emprunte aux vignerons qui s’en servent pour extraire le jus de raisin et aux orfèvres qui l’utilisent pour graver des médailles ou des pièces de monnaie.

«Le chef d’oeuvre de l’imposture européocentriste»

En dépit de tout ce qu’il doit aux chinois, aux vignerons et aux orfèvres, Gutenberg reste dans l’histoire celui par qui le monde est entré dans la modernité… Une «imposture européocentriste» affirme René Etiemble. Mais peu importe. Il s’avère que pour Gutenberg lui-même, l’entreprise s’avère un échec total : sa célèbre Bible dite B42 (Bible à 42 lignes par page) n’intéresse finalement pas autant de clients que prévu. Ses ouvrages –imprimés sur le modèle des manuscrits enluminés, à l’aide d’épais caractères gothiques qui reproduisent ceux des moines copistes– sont lourds et encombrants. Gutenberg ne peut rembourser les intérêts ni le capital (2500 florins) investi par son associé Fust, qui lui intente un procès. Gutenberg meurt, quasi-inconnu. Dans un ouvrage passionnant intitulé Sociologie du numérique, Dominique Boullier résume : il serait «naïf» dit-il, de penser qu’une révolution repose uniquement sur une invention (empruntée ou pas), car la technique n’est rien si elle est mise au service d’un monde immobile.

Une révolution par la typo plutôt que par les textes

Il faut toujours du temps pour qu’une invention donne pleinement ses fruits. «Les premiers temps d’une innovation reprennent tous les schémas techniques des pratiques précédentes en les transposant seulement sans réellement les traduire», explique Dominique Boullier. C’est ce qu’on appelle «l’effet diligence», par allusion aux premiers wagons qui avaient la forme d’une diligence et ne transportaient qu’un nombre limité de voyageurs. De même les premiers livres imprimés ne font qu’imiter les ouvrages manuscrits dont les clercs ont le monopole. Le livre imprimé ne devient réellement «révolutionnaire» –c’est-à-dire populaire– qu’avec l’invention des caractères dits romainset des lettres latines (l’italique, notamment) qui permettent d’imprimer un maximum de mots sur une page : gain de place. Les livres deviennent plus légers, moins chers. «La période des incunables prend fin seulement à ce moment, et le livre commence alors à se diffuser massivement car ses coûts sont aussi réduits.» Ce qui nous amène à deux grands changements : dans le domaine de l’image deux frontières sautent.

Deux cadres de pensée «volent en éclat» sous l’influence des images

«Dès 1543, Vésale publie un traité d’anatomie De Humani Corporis Fabrica dans lequel les images des écorchés tiennent une place prépondérante. Or, ce geste provoque un basculement.» Ce qui relevait de l’interdit (l’autopsie d’un corps) devient un objet de savoir . «L’humain ne possède plus un intérieur fait d’âme invisible, explique le sociologue,mais peut être observé au même titre que les autres animaux. […] Quelques années plus tard, en 1569, Mercator publie son premier atlas utilisant sa fameuse projection qui va faire loi pour la représentation cartographique pendant des siècle. Et, plus subversif, son atlas est imprimé et donc reproductive à faible coût, à la différence des portulans, dont les Portugais préservaient le monopole pour limiter la concurrence dans l’exploration des nouveaux continents.» Les schémas médicaux ouvrent l’accès aux corps, les cartes terrestres ouvrent l’accès au monde : les frontières tombent dans deux sphères, celles de l’intérieur et de l’extérieur.

Colonialisme et pornographie : même paradigme ?

«La modernité est bien là», dit le sociologue car la circulation de ces images fait sauter les limites qui préservaient jusqu’ici l’Occident du colonialisme et de la pornographie. Il n’est à cet égard pas étonnant d’apprendre que, pour apprivoiser le public, les images anatomiques prennent pour modèles Adam et Eve sur le point de manger la pomme. Cette scène est loin d’être innocente : elle préfigure le moment où les deux innocents vont voir dans la nudité une chose obscène et dans la terre un territoire à conquérir. C’est la chute. Ainsi que l’explique magistralement Dominique Brancher dans Equivoques de la pudeur, la pornographie apparaît au moment-même où les planches de dissection se diffusent. Jusqu’ici, «la foeditas, ce dégoût devant le cadavre», avait entravé souterrainement toute l’histoire de l’anatomie en Occident. «A la Renaissance, les stratégies esthétiques des images anatomiques tentent de neutraliser ce paradigme culturel en associant la dissection à la sensualité et au plaisir.»

«Ouvrir le corps» tout en écartant le spectre du macabre

Comment faire pour «ouvrir le corps» tout en chassant l’image répugnante du cadavre ? Dominique Brancher raconte : à l’idée négative de la dissection, l’image anatomique substitue celle, érotique, d’un dévoilement. Il s’agit de jouer sur l’attrait du mystère et de l’interdit. La gynécologie devient donc, en toute bonne logique, le premier bastion à faire sauter : ce savoir, jusqu’ici réservé aux sage-femmes, fait l’objet d’une florissante production sur le marché éditorial français du XVIe siècle. «En 1482 paraît à Lyon la première gravure sur bois représentant une dissection académique». Comme par hasard, «c’est le corps d’une femme éventrée que cernent cinq médecins aux poses hiératiques. Au cours des mêmes années lyonnaises sont publiées les premières gravures de dissections “profanes”, qui accompagnent les éditions du Roman de la Rose : Néron, devant sa mère assassinée, ordonne l’ouverture de l’utérus pour percer le mystère de son origine. […] Près de soixante ans plus tard, dans un style flamboyant et plus sensuel, Vésale fera le même choix audacieux : sur le frontispice ouvrant le De humani corporis fabrica (Bâle, Oporinus, 1543), une foule agitée entoure un cadavre féminin découpé [ci-dessous].»

Quand les femmes n’ont plus de secrets pour les hommes

Les premières images anatomiques sont donc, principalement, des images indécentes de corps féminin qu’une foule de mâles sondent, pénètrent, théorisent, commentent et s’approprient avec une sorte de délectation que le lecteur est invité à partager. «Le genre des “secrets des femmes” constitue une invention proprement européenne, souligne Dominique Brancher. Cette invention prétend distiller, sur le ton de la confidence, un savoir ésotérique et fonde son efficacité culturelle sur le jeu dialectique de l’exhibition et de la dissimulation, ce qu’on pourrait appeler le “spectacle du secret”. Paradoxalement, pour exister, le secret doit se signaler à ceux qu’il vise et montrer qu’il cache». Montrer qu’il cache : c’est le ressort même de la pornographie qui met l’orgasme féminin en scène, spectaculairement, comme une sorte d’événement dont on ne peut jamais être tout à fait sûr de l’avoir vu. L’orgasme féminin relève de l’invisible. On peut le simuler. Dès lors, en faire des films, c’est comme se condamner à tuer sa mère dans l’espoir de comprendre pourquoi elle vous a mis au monde.

Un système duplice : entretenir l’idée de l’interdit

Dénonçant «la stratégie éditoriale du secret» qui permet aux humanistes de disséquer les corps et d’explorer les terres inconnues, Dominique Brancher corrèle l’apparition des images anatomiques avec celle des images dites «impudiques». Elles sont profondément «duplices» : leur propriété la plus remarquable (et paradoxale) «est en effet de rendre public ce qu’elles présentent comme privé», et de ne pouvoir exister qu’en entretenant l’idée d’une transgression. De même les cartes donnent accès à une zone interdite en révélant ses secrets, faisant du monde un espace à prendre, littéralement. Les autorités de la Renaissance ne s’y trompent pas : dès 1614, le Cardinal de Londres et le Collège des Médecins condamnent l’aspect érotique des images de dissection. C’est le premier procès intenté à des planches anatomiques. «Les“indecent illustrations” de la Mikrokosmographia de Helkiah Crooke, empruntées à Vésale, Valverde, Bauhin, circulent pourtant impunément depuis plus de cinquante ans.» Il est déjà trop tard. La révolution dite «Gutenberg» a commencé. Intéressant de savoir que depuis les années 1990, une autre révolution, celle du numérique, change maintenant la donne. Le livre favorisait la prise de possession du monde. Ce que le numérique apporte c’est l’idée de l’immersion : nous sommes désormais «à l’intérieur». C’est en tout cas ce qu’affirme Dominique Boullier qui se demande quels rapports au monde et à l’autre les univers immersifs vont faire advenir…

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A LIRE : Sociologie du numérique, de Dominique Boullier, Armand Colin, 2016.

Equivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la renaissance, de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.

SUR LE MEME THEME : «Quelle est la différence entre la honte et la pudeur ?» ; «Tu n’as pas honte !?»; «Quels tabous le porno transgresse-t-il ?»

Art contemporain : le scandale comme moteur ?

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Art contemporain : le scandale comme moteur ?

Tapez «scandale de l’art» sur Google : depuis les nudités du Jugement dernier (Michel-Ange) jusqu’au «plug anal» géant de Mc Carthy, il n’est question que d’obscénités. L’art contemporain, notamment, semble se faire une spécialité des provocations sexuelles. Pourquoi ?

Ainsi qu’en témoigne le film palme d’or de Cannes, l’expression «art contemporain» suscite généralement des réflexions négatives : on vous parle de Piss Christ, un crucifix immergé dans l’urine et le sang (Andres Serrano, 1987), de Cloaca, la machine à caca (Wil Delvoye, 2000), du doigt d’honneur en marbre de 11 mètres de haut intitulé L.O.V.E (Maurizio Cattelan, 2010) ou encore des photos «pornos» de Jeff Koons et sa femme la Cicciolina (2008). L’énumération s’accompagne parfois d’une réflexion ironique sur cette manie des artistes à vouloir concurrencer Duchamp, mais en vain : lorsque, en 1917, Marcel Duchamp achète un urinoir pour en faire un oeuvre d’art, qu’il signe au pinceau (du nom de «R. Mutt») et qu’il nomme Fontaine, il place d’emblée la barre très haut… «Le chiotte chef d’oeuvre de l’artest un oxymoron», explique Alain Boton. Autrement dit : quelque chose d’aussi absurde qu’une «obscure clarté». Auteur de Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), Alain Boton signe dans le dernier numéro de la Revue du Mauss (Religion, le retour ?), un article éclairant sur ce qu’est l’art contemporain au regard des religions. Intitulé L’Eros mimétique mis à nu par ses célibataires mêmes, cet article présente la grande vertu de n’être ni pour ni contre l’art contemporain, mais au-dessus de la mêlée, à une hauteur telle qu’on se sent brusquement beaucoup plus intelligent. Ca fait du bien.

Pourquoi l’urinoir de Duchamp symbolise-t-il l’art contemporain ?

Partant du principe que ce qu’il appelle l’art moderne-contemporain commence vers 1850, Alain Boton entame ainsi son raisonnement : «Il est un motif qui façonne directement ou indirectement une grande partie des objets culturels que les modernes ont créé depuis 1850 à nos jours. C’est le motif : refusé par les uns donc réhabilité par les autres. Il est le moteur de l’art dit d’avant-garde.» Pour Alain Boton, il est significatif que les oeuvres d’art, à partir du XIXe siècle, soient d’autant plus célèbres qu’elles ont été conspuées au début. Leur destin, d’une certaine manière, se rapproche de celui des martyrs : sacrifiés par les uns, sacralisés par les autres. Ce mécanisme s’enclenche au XIXe siècle. Mais le premier artiste à en prendre conscience c’est Duchamp. Aux prémisses de sa découverte, il y a un scandale. En 1912, Marcel Duchamp se fait refuser un tableau au Salon des indépendants. L’année suivante, ce même tableau est exposé à New York lors de l’Armory Show, un événement mythique puisqu’il se donne pour but de faire connaître les avant-gardes européennes aux Etats-unis. L’exposition va de Corot à Picabia, en passant par Courbet, Gauguin, Munch ou Picasso, soit plus de mille oeuvres hautement séditieuses, parmi lesquelles celle de Duchamp suscite les réactions de rejet les plus violentes.

Scandale, stupeur et horripilement

Philippe Dagen raconte : «L’ex-président Theodore Roosevelt déclare sa désapprobation. La presse dénonce une opération au mieux immorale, au pire anarchiste - accusation sérieuse dans le contexte de l’époque. Ces articles font venir à l’Armory Show près de 300 000 visiteurs, dans une ambiance énervée. Parmi les œuvres qui cristallisent la colère, la palme revient au Nu descendant l’escalier n° 2, de Marcel Duchamp, qui avait été déjà écarté du Salon des indépendants de Paris l’année précédente. Pour le décrire, on parle d’une «explosion dans une fabrique de tuiles» et les caricaturistes ne sont pas en reste.» Le scandale, cependant, fait la gloire de Duchamp : à sa très grande surprise, le voilà invité à des cocktails mondains, prétextes pour l’élite new-yorkaise de se démarquer de la foule outragée des culs-terreux. Duchamp, alors, «découvre ou croit découvrir dans l’art moderne tel qu’il s’est développé depuis le milieu du XIXe siècle une constante. Une constante qui lui semble si déterminante qu’il le nommera la loi de la pesanteur.» Cette loi peut être résumée ainsi : «Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé par une majorité scandalisée de telle sorte qu’une minorité agissante puisse trouver un gain en termes d’amour-propre à réhabiliter l’artiste et son œuvre et ainsi se différencier des «autres»».

Quoi de plus contradictoire avec la notion de chef d’oeuvre qu’un… ?

Pour vérifier la justesse de cette loi, Marcel Duchamp décide de la mettre à l’épreuve du réel. Le principe est le suivant : n’importe quel objet peut devenir un «chef d’oeuvre de l’art» s’il commence sa carrière par un refus ostensible. Marcel Duchamp choisit donc un objet totalement inadéquat pour devenir un chef d’oeuvre de l’art. «Un urinoir», explique Alain Boton. Après quoi, Marcel Duchamp attend «l’occasion de présenter cet urinoir dans les bonnes conditions, c’est-à-dire de telle sorte que son urinoir soit refusé. L’occasion se présentera en 1917 à New York lors d’une grande exposition appelé The Big Show.» Son urinoir, comme il s’y attendait, est refusé. La presse fait écho à l’affaire. S’agit-il d’un canular ? D’une mauvaise plaisanterie ? Ou d’une révolution de l’art ? Plusieurs décennies passent. L’urinoir (qui, entre-temps a disparu et dont Duchamp fournit plusieurs répliques «certifiées») devient «l’oeuvre la plus controversée de l’art du XX siècle» (Wikipedia). Lors de son inauguration sous les huées, en février 1977, le centre Pompidou présente une grande rétrospective Marcel Duchamp dont l’urinoir occupe la part centrale. L’art moderne et contemporain devient alors le champ par excellence de la guerre du bon goût. Chacun y va de son argument. Duchamp triomphe. Il avait donc raison !?

L’expérience n’est concluante que si les intentions sont cachées aux cobayes

Pour Alain Boton, il est vital de comprendre que Duchamp n’est pas un artiste mais un chercheur en sciences humaines. Ses «créations» ne sont pas des oeuvres, mais des expériences. Avec l’urinoir, Duchamp veut vérifier une théorie sur le fonctionnement de la société occidentale contemporaine. «Pour bien montrer que c’est dans une véritable expérience qu’il se lance et pas dans une provocation, il va se tenir au plus près de la méthode de la science expérimentale qui commence toujours par la mise au point d’un protocole (1), le problème étant pour lui de garder ce protocole secret. En effet s’il venait à être connu, les comportements des milliers d’intervenants seraient définitivement biaisés et l’expérience annu­lée. Pour autant, il faut qu’en fin de parcours ce protocole apparaisse de telle sorte qu’on prenne acte de cette expérience et de son résul­tat.» Son protocole doit rester secret pour ne pas fausser l’expérience. En même temps, il doit être lisible à la fin de l’expérience, c’est-à-dire une fois l’urinoir devenu chef d’oeuvre de l’art. «Pour concilier ces deux paramètres – cacher à ses contemporains et dévoiler la découverte aux générations futures–il créera La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, qu’on nomme aussi Le Grand Verre. Ce tableau, associé aux notes qui le décrivent, plus d’une centaine de pages, est le schémas fonctionnel du monde de l’art : il décrit par quels mécanismes psychologiques et sociologiques une pissotière accède à la postérité.»

Marcel Duchamp aurait «codé» son protocole dans Le Grand Verre

Fier d’être celui qui, le premier, a découvert le pot aux roses, Alain Boton affirme qu’il a totalement décrypté La mariée mise à nu. La mariée, c’est notre société, dit-il, dont le moteur est le désir d’être unique. Dans notre société, dominée par l’impératif d’originalité et d’innovation, les individus sont tenus de se démarquer et pour cela tous les moyens sont bons : afficher une sexualité «différente», par exemple. Se distinguer par les vêtements. Ou prétendre qu’on aime ce que les autres trouvent vulgaire. «Ainsi si aujourd’hui encore il est courant de penser que le désir d’innovation des artistes est la cause motrice de l’évolution de l’art moderne, et si les scandales sont considérés comme des consé­quences inévitables dues au conformisme de la masse, Duchamp par son expérience montre que c’est l’inverse : le refus scandalisé par les uns (qui conditionne la réhabilitation par les autres) est la cause de cette évolution et l’innovation la conséquence.» Pour le dire plus clairement : les objets d’art n’ont aucune valeur intrinsèque. Leur valeur dérive de leur capacité à susciter un débat. Ce sont des objets prétexte à disputes. L’art, dans ce contexte de compétition, n’est qu’un «espace de lutte identitaire où chacun se positionne par rapport à l’autre. Notamment par l’indignation.» Certains s’indignent que Versailles accueille une exposition de Murakami. D’autres s’indignent que Murakami soit calomnié. L’oeuvre de Murakami n’est que le miroir où se mirent les uns et les autres.

Dégoûts et des couleurs : Be yourself, express yourself, etc

«Le processus d’art moderne a pour principale fonction, pour ne pas dire pour seule fonction, de nous permettre de mettre en action nos jugements de goût afin de nous différencier.» Que les jugements ou l’oeuvre soient intéressants ne change rien à l’affaire. L’art n’est qu’un terrain de bataille discursif, chacun s’employant à défendre une oeuvre qui, en miroir, lui renvoie de lui-même une image valorisante : celle d’un être qui se distingue des autres. Voilà pourquoi les oeuvres d’art ont tout intérêt à faire scandale. Mais, même aujourd’hui alors que «le rôle dynamique du scandale dans l’art avant-gardiste est connu et reconnu», on continue de croire qu’il faut défendre des artistes parce qu’ils sont «lapidés» par l’opinion publique ou «bannis» par leur gouvernement. Alors qu’en réalité, ces oeuvres sont juste des éléments constitutifs de notre identité, identité que nous construisons en les défendant ou en les attaquant… Bien que l’enjeu de ces débats ne soient ni les oeuvres, ni les artistes, mais tout simplement notre amour-propre, il serait cependant inadéquat de s’en moquer. Duchamp lui-même n’avait probablement pas d’autre but que dévoiler la mécanique de notre système social lorsqu’il a «créé» l’urinoir. Le résultat de son expérience, bien sûr, est vexant. Nous, les modernes, nous sommes donc capables par amour-propre de contempler un urinoir au Musée ?

Le processus logique de l’art : une machine qui tourne à vide

Dès 1913, à peine âgé de 26 ans, Marcel Duchamp avait déjà prévu deux choses concernant notre société. Premièrement qu’elle canoniserait un urinoir (comme les chrétiens ont divinisé un SDF). Deuxièmement, que cette logique exponentielle (basée sur le désir de différenciation) amènerait fatalement notre société à la crise que nous traversons en matière d’art, mais aussi de pensée et de croyance. A quoi bon s’illusionner ? Ainsi que l’explique Alain Boton, en termes drôlatiques, Marcel Duchamp a «vu avant les autres que le processus mécanique de rupture ne pouvait qu’amener une crise prévisible. Dans une démarche très socratique ou très aïkido, il n’aura fait que canaliser ce processus vers une aberration visible, un chiotte au firmament de l’art d’une époque.» En 1992, Nathalie Heinich, avait déjà –dans La Gloire de Van Gogh, Essai d’anthropologie de l’admiration postulé que l’objet d’art n’était qu’un moyen de se démarquer des autres. En 1998, Pierre Bourdieu l’avait à son tour noté dans Les Règles de l’art : les oeuvres sont des prétextes qui nous permettent de nous livrer à la seule activité qui nous motive vraiment, la seule activité qui sous-tend toute l’agitation du monde moderne, à savoir la recherche individuelle d’une identité différenciée. Et maintenant ? Nous sommes, en 2017, toujours accros à cette forme d’addiction qu’est le fait de prendre parti pour/contre une oeuvre. La présence dans l’oeuvre d’urine ou de sperme donne, semble-t-il, au jeu plus d’attrait.

L’art contemporain et l’illusion narcissique

L’expérience de Duchamp démontre «les capacités extraordinairement hallucinogènes de l’amour-propre dans le jugement de goût, capable de remplir un urinoir de toutes sortes de qualités, toutes plus raffinées les unes que les autres». Il serait peut-être temps d’ouvrir les yeux… Si l’oeuvre de Duchamp a quelque chose à nous apprendre, maintenant, c’est d’en finir avec les faux débats et prendre un peu de hauteur par rapport à ce qui motive nos «indignations»… «J’insiste sur le fait que c’est uniquement en situant les intentions de Duchamp au niveau spirituel élevé qu’est l’ironie socratique qu’on peut tirer bénéfice de son expérimentation, conclue Alain Boton (lors d’une conférence en ligne ici). L’ironisme d’affirmation comme Duchamp appelait sa méthode n’a pas pour but la dénonciation du snobisme des autres, mais de permettre à l’homme moderne de se comprendre lui-même.» Autrement dit : regardez-vous dans l’urinoir. Que voyez-vous ? Et si c’était le désir éperdu d’être comme lui, un objet manufacturé mais unique ?

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A LIRE : L’Eros mimétique mis à nu par ses célibataires mêmes, d’Alain Boton, dans Revue du MAUSS, n° 49, « Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique », dirigé par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, 2017, Paris, La Découverte.

A LIRE AUSSI :

Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d’Alain Boton, Editions Fage, 2013.

Eloge de la futilité, d’Alain Boton, Journal des anthropologues, 2014.

Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ?, d’Alain Boton, dans Revue du MAUSS, 2011.

Les Règles de l’art, de Pierre Bourdieu Paris, Seuil, coll. Sciences humaines, 1998.

La Gloire de Van Gogh, Essai d’anthropologie de l’admiration, de Nathalie Heinich, Paris, Minuit, 1992.

NOTE (1) Protocole : «étant donnés ceci-cela, si je fais ci et ça, il devra se passer et ça». Si la prédiction se révèle exacte cela valide la théorie.

ILLUSTRATION :Philip Colbert with Marcel Duchamp#asamuse . Marcel Duchamp, Fountain, 1917, porcelain. Philip Colbert for The Rodnik Band.

« Sous couvert d'amour, je servais de viande à échanger »

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« Sous couvert d'amour, je servais de viande à échanger »

Co-écrite par une femme qui fréquente le milieu libertin depuis ses 18 ans, la BD “Une vie d’échangiste” énumère les avantages et les inconvénients des clubs privés. Il y est beaucoup question de liberté sexuelle car, oui, les clubs sont des lieux qui libèrent… de gré ou de force.

Avis aux femmes qui voudraient suivre des cours d’empowerment : le meilleur endroit pour devenir plus forte, c’est le milieu échangiste. Parce qu’il ne vous laisse pas le choix. Si vous ne dites pas NON, n’importe qui vous met son pénis dans la main (ou ailleurs).

Vous êtes souriante ? On vous tripote. Vous êtes « gentille » ? Vous voilà prise d’assaut. Il suffit de quelques soirées pour vous changer en super-woman. Cette leçon-là, la bien-nommée Sagace (auquel le dernier post était consacré) la transmet dans une BD grinçante et roborative – Une Vie d’échangiste–, en arrière-plan de laquelle se dessine un combat plus qu’acharné en direction de la liberté. Son parcours de vie n’a pas été un conte de fée. Ou plutôt si : finalement, Sagace a rencontré le prince orgasmant. Entretien.

Quand avez-vous commencé l’échangisme et qu’est-ce qui vous a amené à faire cette expérience ?

«J’ai découvert le milieu libertin avec le père de mon fils. Je l’ai connu très jeune, à 16 ans, il en avait 25 de plus de moi. Très vite, moi inexpérimentée, et lui impatient de découvrir, il a amené le sujet. Je ne connaissais rien, mais n’étais fermée à rien non plus. D’abord sur ce que recherchent quasiment TOUS les couples débutants, à savoir une autre femme pour un trio. Et comme ça n’existe pas ou presque pas dans la vraie vie, surtout à l’époque des débuts d’Internet, évidemment nous n’avons pas trouvé. Ca m’arrangeait et ça me stressait à la fois : je voulais lui faire plaisir, en même temps je sentais bien que la démarche était d’abord pour lui. Donc le temps de passer des annonces en sex-shop, comme ça se faisait, et de n’avoir de réponses que d’hommes seuls, à 18 ans il m’amenait en club. Moi 18, lui presque 44.

Pouvez-vous raconter cette première fois ?

«C’était à Toulouse, dans un grand sauna à côté de la gare. Je n’avais pas d’appréhension particulière. Je suis de nature à faire d’abord, puis rectifie le tir si besoin. Donc go.

Vous affichez 21 ans d’échangisme : avec toujours le même partenaire ?

«Non. Il y a eu trois hommes dans ma vie.

De 16 à 24 ans, j’ai d’abord vécu avec cet homme de 25 ans mon aîné. Il m’avait prise très jeune, pour me former à ses goûts. Peu à peu, sous couvert d’amour, il a voulu me mener à toutes les pratiques qui lui passaient par la tête : l’uro, les gang bang sur les aires d’autoroute, et pour finir la zoophilie. J’ai refusé. Je me suis toujours «cantonnée» à l’échangisme, pratique que je considérais, et considère comme l’extension des fantasmes partagés et «normaux» que peut avoir un couple. Le reste, non. Mais quand je refusais, c’était horrible : un mélange d’angoisse, la peur de le «déçevoir» et de dégoût.

Au bout de 8 ans de cette vie, alors que notre couple allait sur sa fin, nous avons fait un trio, chez un homme âgé de 20 ans de plus que moi, beau. Ca s’est très bien passé. Je lui ai plu. Il était gentil. Nous nous sommes revus. J’ai quitté mon premier partenaire six mois après cette rencontre. J’avais 24 ans, le nouveau en avait 44, presque 45. Mais ça n’a duré que 5 ans, parce que là… pareil. Mon deuxième partenaire était gentil, tant que ça allait comme il voulait. Nous n’avons jamais habité ensemble. Je l’avais connu avec l’échangisme, la messe était dite, on continuait avec ça. Et souvent. On couchait plus souvent avec des couples qu’ensemble... “On avait toute la vie pour baiser ensemble«. Ca ne me dérangeait pas plus que ça au début. Je rencontrais beaucoup de gens, je sortais, j’étais habituée à ce milieu.

Il avait 20 ans de plus, et du coup je ne me tapais que des vieux, qui eux aussi étaient avec des jeunes. A eux les jeunettes, et nous, les 45-55 ans. Ca, c’était chiant. Et là, absolument pas question de trios, jamais.

J’étais baladée au Cap d’Agde, où il faut être vu. Il y voyait les copains, les partenaires d’affaires etc. La soirée se passait à sucer des heures entières, pour attirer des couples, ou pour que lui fasse son spectacle devant les gens qui le connaissaient. C’était pas toujours drôle, loin de là.

Et donc, de bouts en bouts si je puis dire, ça a fini par terminer notre couple aussi, j’avais saisi le concept que comme le précédent, sous couvert d’amour, je servais de viande à échanger. Je l’ai accepté un temps, je pensais que c’était comme ça. En avançant en âge, je ne l’ai plus accepté. Mais ça a été très difficile aussi.

Aujourd’hui, avec mon nouveau partenaire, c’est très différent. Ca tient d’abord au fait que j’ai appris, donc je ne vais plus en club avec le même état d’esprit (celui de « servir »). Maintenant c’est moi qui me sers, ou plutôt je sers mon plaisir, et non celui des autres. Et pour la première fois, je suis avec un partenaire à mon écoute : nous sommes ensemble, nous venons d’abord pour nous. Il ne vient pas pour lui, je ne viens pas pour moi. Nous venons en couple, et ça ne m’était jamais arrivé. Une petite précision par ailleurs : notre entente sexuelle est parfaite. Les clubs ou les rencontres ne comblent pas un vide. C’est du jeu et du plaisir en plus, ça nous comble nous.

Qu’avez-vous appris grâce à l’échangisme ?

«L’échangisme m’a énormément appris. Enormément. Sur la nature des hommes, sur moi-même, sur la vie en général.

Pour les hommes, j’ai appris que c’est révélateur de leur nature, la vraie, sans filtre. Affectueux à la maison ? tendre en public ? Si ça se passe différemment en club, vous voyez son vrai visage. Si en club il vous laisse seule, vous oblige à coucher avec un homme qui ne vous plaît pas parce que sa femme lui plaît à lui, qu’il est là pour rentabiliser un max ses 40€ d’entrée et vous envoie à la pêche aux couples toute la soirée pendant que lui reste assis avec son Perrier, ce n’est pas bon signe du tout… Si en club un homme fait passer sa bite avant vous, ne vous leurrez pas sur sa nature profonde. Le club, ça rend un peu dingue, surtout les hommes qui sont venus pour eux, et pas pour être avec vous.

Un souvenir terrible me revient en mémoire : c’était avec mon second partenaire, lors d’une soirée ou il n’y avait personne qui me plaisait… Il avait repéré un couple. Mais je ne voulais pas. Et là il m’a hurlé dessus, hurlé, que je devais “le respect à celui qui paye”, je devais payer avec mon cul, c’était ça et c’est tout. Il y a des moments qui éclairent d’un coup une personne. On paye la leçon, mais on apprend.

Me concernant –et j’ai beaucoup payé de ma personne–, mes erreurs, ça m’a appris justement le respect de soi.

A un moment, il est impossible de ne pas s’apercevoir que l’on est plus qu’un objet. Alors on apprend à refuser, à dire non, tout simplement. Et du coup, au quotidien, on sait dire NON.

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Voilà la leçon principale de l’échangisme.

Je n’ai pas à “subir” le sexe sous prétexte que j’aime ça. Il n’y a pas de culpabilité à avoir. Je n’ai pas à coucher ou à faire des trucs que je ne veux pas, en échange du plaisir que je prends une fois de temps en temps. Imaginez un homme à ma place. Aucun homme n’accepterait de se faire sodomiser sur un capot de voiture par un inconnu, pour payer la note d’avoir fait un trio sympa la veille. Ca aussi je l’ai appris.

Du coup, les clubs sont un peu devenus mon “révélateur test” de personnalité masculine, je trouve ça non seulement marrant, mais rapide et très efficace comme méthode.

Un petit tour là bas et ça m’aide à trier les infos : je vois comment se comporte l’homme qui m’accompagne. Très éclairant. Par ailleurs, je pense que la baise reflète la personnalité. On est comme on baise. Je le sais pour moi. Je le vois pour les autres. Ce que l’on est vraiment est dans le sexe. Il n’y a plus de faux-semblants dans la recherche du plaisir. C’est beau et ça fait peur parfois, on regarde au fond de nous mêmes, on voit l’autre. Le sexe, ça ressemble un peu à la question du sphynx. Des fois, on n’aime pas la réponse.

Les règles du jeu échangiste ne sont pas évidentes. Avez-vous commis des erreurs au début ?

«L’erreur suprême est de faire des choses dont on n’a pas envie. Mais je n’ai jamais regretté d’être allée en club, jamais. On peut se forcer un peu à aller voir, à faire l’effort de découvrir, ce qui n’engage à rien par contre, surtout que c’est très dommage de ne pas y aller par principe. Je regrette juste d’y être allée avec les mauvaises personnes.

En quoi la fréquentation des clubs rend-elle une femme plus forte ?

«Le libertinage redonne aux femmes l’envie d’être femmes. Elles perdent souvent cette envie de leur propre fait, avec la naissance des enfants. Elles se sentent d’abord mères, leur mari peut aussi d’abord les considérer ainsi. Et c’est fini pour la féminité, fini pour le sexe. Il y aura sans doute un sexe d’hygiène, de purge j’irai même à dire, mais d’envie réelle plus, ou beaucoup moins.

Les clubs réveillent tout ça. Les femmes sont d’abord obligées de s’apprêter pour les sorties : il y a un rituel de séduction qu’elles sont obligées de s’imposer, un effort de mise en valeur qu’elles ne font souvent plus ni pour elles mêmes, ni pour leur couple. Donc ça remue tout ça. Epilation, dessous, commandes sur le net, il y a déjà une excitation de préparer. Elles peuvent retourner chez le coiffeur, alors que ça fait des années que ça n’est plus le cas, épilation, teinture, tenue etc. Un peu comme pour un entretien d’embauche en somme. Le club devient l’amant du couple.

Après, elles se voient dans les yeux, séduisent d’autres hommes que le leur. C’est valorisant, il y a d’autres femmes en présence, et elles sont choisies, elles plaisent. C’est excitant pour elles, il y a de la nouveauté, c’est une aventure. Elles ne sont plus juste mères ou épouses, elles redeviennent une femme uniquement.

Par ailleurs, pour être franche, toujours la même paire de fesses conjugales pendant 20 ans sans jamais rien voir d’autre, c’est plutôt rude. Fidèle oui, amoureux oui, en prison, non merci.

Si le mari-compagnon est “d’accord” pour la partager avec un autre homme, qu’elle puisse choisir qui lui plaît, qu’elle puisse se laisser aller à ses fantasmes, et que les hommes soient là pour la satisfaire, lui faire plaisir, la respecter, être à son service, c’est un merveilleux moment. C’est une preuve d’amour, de confiance, de respect de la part d’un homme. Les hommes n’aiment pas partager trop souvent. Taper dans la femme des autres oui, qu’on lorgne sur la leur, non.

En quoi est-ce que l’échangisme change les hommes ?

«Pour les hommes, c’est un peu pareil. Ils sortent de leur rôle de pères, de conjoint. Ils sont de nouveau des hommes qui doivent séduire, faire attention aux autres femmes. Il peut y avoir également une préparation à la séduction : épilation, teinture, achat d’une nouvelle chemise etc. Certains s’en foutent totalement, ils arrivent habillés comme pour une pétanque/grillade, et là aussi tout est dit… Pas de préparation, on se demande même s’ils ont le cul propre.

La concurencce est rude, et réelle. TOUS les hommes sont d’accord pour avoir une aventure en club, les femmes c’est largement pas vendu.

Les hommes redeviennent séducteurs, entreprenants mais pas trop, les autres hommes regardent, il faut bander, il faut assurer. S’ils viennent vraiment pour de l’échangisme, ils font confiance à leur femme, ç’est un moment pour eux, à nouveau. S’ils baisent souvent, ils se sentent forts, virils, sûrs d’eux. C’est bon pour le moral et l’estime de soi il va sans dire.

Pourquoi parlez-vous uniquement des clubs dans la BD Une vie d’échangiste ?

«Je considère les clubs comme le seul lieu de liberté sexuelle à l’heure actuelle, disponible pour tous, pour tous les niveaux sociaux, pour tous les revenus. Ce sont vraiment des lieux de démocratie sexuelle.

Mais bien sûr, il sera question d’autres formes d’échangisme dans le tome qui suivra, en particulier les soirées privées, qui seront l’occasion d’aborder les pratiques «particulières». Ces pratiques «particulières» ne se trouvent pas dans les clubs, qui sont des lieux dédiés au sexe «classique». Dans les soirées privées, toutes les tendances peuvent se manifester. Ce sont des microcosmes singuliers où beaucoup d’autres choses se jouent, en «vase clos» et souvent à des degrés d’intensité supérieure. C’est plus fort. Mais, bien sûr, le deuxième tome ne verra le jour que si le premier se vend bien…

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A LIRE : Une vie d’échangiste, de Sagace et Monsieur le chien, éditions Carabas, sortie le 7 juin 2017.


Sur quelle compagnie allez-vous voyager cet été ?

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Sur quelle compagnie allez-vous voyager cet été ?

Si vous choisissez celle dont les hôtesses ont les sourires les plus radieux, profitez-en pour lire un ouvrage-culte enfin traduit en Français –“Le Prix des sentiments”– consacré à la question : qu’est-ce que ça coûte un sourire ?

Lorsque, à la fin des années 70, la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild enquête sur les hôtesses de l’air, elle note qu’on paye surtout les hôtesses pour «avoir l’air heureuse». Y compris lorsque des passagers les appelle «poupée», «chérie», «Miss» ou se permettent d’être grossiers. Arlie Hochschild se rappelle un chapitre du Capital, dans lequel Karl Marx évoque la situation d’un enfant de 7 ans forcé de travailler 16 heures par jour sans s’arrêter : sa mère doit le nourrir alors que l’enfant continue d’actionner la machine. «Marx se demandait combien d’heures par jour il était juste d’utiliser un être humain comme instrument.» Cent dix sept ans plus tard, une jeune femme de 20 ans s’assoit avec cent vingt apprenties hôtesses de l’air dans l’auditorium du Centre de formation du personnel navigant de la compagnie Delta Airlines et note avec application : «Important de sourire.»

«Souriez. Souriez pour de vrai»

La sociologue, assise à côté d’elle, griffonne dans son cahier : «travail émotionnel», pressentant que ce travail-là est tout aussi nocif, voire pire, que l’accablante routine des ouvriers. «L’enfant du XIXe siècle, maltraité dans son usine anglaise de papier peint, et l’hôtesse de l’air américaine du XXe siècle, correctement payée, ont quelque chose en commun : pour survivre à leur travail, ils doivent se détacher mentalement d’eux-mêmes – l’ouvrier de son propre corps et du travail physique, l’hôtesse de l’air de ses propres sentiments et du travail émotionnel. Marx, et beaucoup d’autres, nous ont raconté l’histoire de l’ouvrier ; c’est celle de l’hôtesse qui m’intéresse, car je souhaite mettre en évidence et faire reconnaître les coûts associés à son travail. Et je veux que cette reconnaissance découle de la démonstration préalable de ce qui peut arriver à chacun d’entre nous lorsque nous sommes séparés de nos sentiments.»

Emotional labor : le succès d’une expression

Lorsqu’elle invente la notion de «travail émotionnel», jamais la sociologue n’aurait imaginé qu’elle en trouverait, trente ans plus tard, 559 000 mentions sur Internet… Cette expression fait d’elle une des pionnières des études sur les émotions. L’ouvrage qu’elle consacre aux hôtesses, publié en 1983 sous le titre The Managed Heart (Le management du coeur), maintenant traduit sous le titre Le Prix du sentiment, lui vaut une immense reconnaissance : ainsi qu’elle contribue à démontrer, il n’est pas forcément bon de forcer des gens à simuler le bonheur dans le cadre du travail. Cette mise en garde qu’elle lance en 1983, et qui préfigure les études sur le burn out, s’appuie en grande partie sur une idée développée par Charles Wright Mills, qui «en 1951, diagnostiquait le développement d’un “marché de la personnalité” dans le secteur tertiaire tout à fait susceptible, comme la répétitivité du travail à la chaîne, de “perdre” le travailleur» : ainsi que l’explique Julien Bernard dans La Concurrence des sentiments (qui retrace magistralement l’histoire des recherches en matière d’émotion), la standardisation des attitudes des vendeurs peuvent, à termes, affecter leur vie psychique.

La souffrance du vendeur de baskets

«Dans leur travail, les “cols blancs” sont tenus d’adopter une attitude particulière : un “masque commercial, une attitude stéréotypée d’accueil et de remerciement”, qui commande d’être “gentil”, “aimable”, “souriant”. Cette attitude est normalisée, c’est-à-dire codifiée, elle correspond à un “rite impersonnel” […] Surtout, elle ne doit pas refléter l’opinion personnelle des vendeurs.» Tenus de mentir, tout en affichant le masque de la plus parfaite sincérité, les vendeurs peuvent rapidement sombrer dans la déprime «à cause de l’impression permanente de “jouer la comédie”, de “ne pas être soi”.» On pourrait bien sûr objecter que cette comédie constitue notre quotidien : après tout, ne sommes-nous pas tenus, tous les jours d’afficher bonne humeur en amour, au travail, en famille ? Sourire, paraître dynamique : c’est notre lot à tous. Nos revenus en dépendent souvent. Sur ce point, Arlie Russell Hochschild admet qu’il faut faire la part des choses. Maîtriser se sentiments n’est effectivement pas nouveau, dit-elle…

Nous sommes tous des acteurs émotionnels

«La vie sociale privée a peut-être toujours impliqué une gestion des sentiments : l’invité convoque la gaieté qu’il doit à son hôte, la personne endeuillée fait montre d’une tristesse adéquate lors d’un enterrement. Chacun offre ses sentiments comme de brèves contributions au bien commun. […] Mais que se passe-t‑il lorsque la gestion des émotions en vient à être vendue comme un travail ? Lorsque les règles de sentiments, comme les règles de comportement, sont établies non pas à travers une négociation privée, mais par des manuels d’entreprise ? Quand les échanges sociaux ne sont pas susceptibles d’être modifiés ou clos comme c’est le cas dans la vie privée ?» Arlie Hochschild donne ici un exemple précis : il arrive que les hôtesses se fassent agresser. On les appelle «garce» ou «salope». Des ivrognes leur passent la main entre les jambes. Dans ces cas-là, la compagnie dit : «C’est malheureux, mais ça fait partie du contrat quand on travaille avec des clients.» Certaines hôtesses protestent : «c’est de la maltraitance et je n’ai pas à l’accepter»… en vain.

Sois belle et tais-toi

On pourrait objecter que de nombreux métiers reposent sur la gestion du stress. Un sportif, un chef d’état, un policier, un juge doivent, pour gagner leur vie, affronter les insultes et la violence sans broncher. C’est leur métier de rester «froids», calmes et sûrs d’eux-mêmes. Ils sont rétribués pour ça. Oui, confirme Arlie Hochschild : il y a quantité de «sales boulots». Mais c’est particulièrement perturbant quand le sale boulot en question repose sur une inégalité criante et qu’on n’a pas le droit de protester. Certaines compagnies aériennes encouragent les clients à voir les hôtesses comme des escort girls. C’est le cas généralement des compagnies qui peinent à faire leur trou et abusent de slogans accrocheurs –«Monte avec moi, tu vas aimer »– ou de publicités érotiques : Virgin Atlantic s’était notamment distingué avec ses hôtesses aux tenues «red hot»…

«Des sous-entendus de ce genre renforcent le fantasme courant que dans les airs, tout peut arriver. Comme le dit une hôtesse de l’air :“Vous avez des hommes mariés avec trois enfants qui embarquent dans l’avion et qui ont soudain l’impression que tout est permis. C’est comme s’ils laissaient la réalité au sol et que vous preniez place dans leur fantasme, comme une sorte de geisha.”»

Lourd fardeau que celui de la « geisha » de l’air

Non seulement elle doit servir les passagers mais répondre à leurs sollicitations sexuelles, sans jamais cesser d’être aimable. Il en va de l’image de la compagnie qui a «vendu» son sex appeal, sans trop lui demander son avis. Une hôtesse citée par la sociologue : «L’entreprise veut qu’on sexualise l’atmosphère de la cabine [pour] éviter la peur de l’avion. Ils imaginent qu’une légère excitation sexuelle aidera à faire oublier aux gens qu’ils sont en train de voler.» Pour Arlie R. Hochschild, il y a là quelque chose de profondément inégalitaire. Devoir tout le temps sourire, être gentille, etc., correspond à une attente de rôle envers les femmes. Pour cette sociologue féministe (et marxiste), ainsi que le souligne Julien Bernard : «un problème réside dans le fait que le travail émotionnel n’est pas reconnu à sa juste valeur (dans les mentalités et les salaires), et qu’il n’est pas non plus reconnu comme une compétence et une source de pénibilité. Au contraire, il serait vu comme un simple transfert des compétences féminines du monde de la maison vers le monde professionnel, voire comme une capacité des femmes propre au tempérament – doux, bienveillant, sensible – qui leur serait “naturel”.»

Sois dur et pleure pas

Julien Bernard ajoute que des préjugés identiques frappent les hommes : eux aussi sont victimes des normes… mais inversées. De ce point de vue, aucun métier ne vous épargne. D’un coté, il y a les policiers payés pour être des gros durs qui encaissent la vue d’un cadavre. De l’autre, les hôtesses payées pour être des mannequins qui encaissent les mains baladeuses. On pourrait très bien ici juste hausser les épaules et constater que la répartition des tâches reproduit, sans surprise, les normes de genre le plus stéréotypées. Mais la sociologue insiste : «Que se passe-t‑il lorsque l’émotion qu’une personne est tenue d’afficher face à une autre reflète une inégalité inhérente ?», demande-t-elle en avançant l’idée qu’à force de demander aux employés de se désensibiliser, de ne plus rien ressentir, on en fait potentiellement des zombis. Les émotions, dit-elle, sont des signaux d’alerte qui nous permettent de nous ajuster à la réalité. Comme la sensation de chaleur émise par une flamme. Le sentiment d’humiliation, la colère nous indiquent que notre psyché, notre identité, est en danger. A force de «refouler» ces émotions, nous pouvons très bien perdre le contact à nous-même et au monde. Ceux qui nient leurs émotions, au bout d’un moment… n’existent plus. Leur vie perd toute valeur. Que devient une femme à qui on demande de toujours sourire, au mépris de sa dignité ?

Techniques d’embrigadement : à la guerre comme à la guerre

Mais il y a pire : c’est quand l’entreprise fournit des formations qui sont censées permettre aux employé.e.s à canaliser ou évacuer les émotions négatives, pour favoriser les émotions positives. Comment garder son calme face à des clients agressifs ? Comment être toujours en forme ? Comment rester enthousiaste au travail ? Aux hôtesses on enseigne par exemple des techniques inspirées des arts martiaux : pour supprimer toute colère elles doivent imaginer que le passager est un être qui a peur, qui boit trop pour se calmer lui-même et qui est «comme un petit enfant» (irresponsable). Cette technique est très efficace. Le problème… c’est qu’en aidant les hôtesses à gérer le stress, on les rend responsables si elles n’y arrivent pas. Comme l’explique Julien Bernard : «les organisations se “dédouanent” du mal-être et de la souffrance au travail, en “renvoyant” le problème sur les individus… ce qui provoque de nouvelles émotions comme la culpabilité ou la peur de ne pas être à la hauteur.» Plus il y a de stages d’entreprises pour former les équipes à la gestion des émotions, plus il y a de suicides et de dépressions au travail. C’est le prix à payer quand on veut se couper des sentiments.

A LIRE : Le Prix des sentiments. Au coeur du travail émotionnel, d’Arlie Russell Hochschild, éditions La Découverte, coll. Laboratoire des sciences sociales, mars 2017. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Salomé Fournet-Fayas et Cécile Thomé.

La Concurrence des sentiments. Une sociologie des émotions, de Julien Bernard, éditions Anne-Marie Métailié, avril 2017.

Peut-on vaincre la jalousie ?

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Peut-on vaincre la jalousie ?

Voulez-vous tenter le massage tantrique génital ? Vous initier à la danse érotique ? Faire une Rencontre du 7e Type ? Si vous êtes en couple, problème : pour éviter toute crise de jalousie, un atelier propose de comprendre cette émotion négative.

Comme chaque année depuis sa création (en 2014), EroSphère, le «festival des créativités érotiques» vous invite, pendant trois jours, à «participer» aux émulsions sexuelles les plus inattendues : s’ouvrir à «l’hyper-sensorialité», faire du SM déguisé en panda, pratiquer le Fat sex (jeux d’écrasement et de glisse), vous transformer en charmeuse de libidinal, découvrir l’univers des backrooms, apprendre à «aller vers l’autre»… Entre le jeudi 13 et le samedi 16 juillet, 18 ateliers ludiques ou techniques proposent pour plus 30 heures d’activités qui impliquent parfois que vous soyez nu.e ou semi-nu.e, que vous fermiez les yeux et que des choses étranges se passent, en compagnie de corps inconnus. Voilà qui nécessite de faire le point avec son-sa partenaire : vous laissera-t-il ou elle la liberté d’explorer vos envies ? Accepterez-vous de le-la voir partir en vrille et jouir avec des étranger.e.s ?

Un atelier pour désamorcer la bombe

«On parle de la jalousie comme d’un sentiment inéluctable, parfois compliment ou preuve d’amour, parfois colère dévorante utilisée comme une excuse à la violence domestique. Qu’en est-il pour vous ?». L’artiste MxJena, propose, au sein de Festival EroSphère un atelier pour apprendre à «démêler les concepts de jalousie et d’envie, d’amour et de possessivité. Peut-être que la jalousie n’est pas si monolithique : nous essaierons de séparer ses causes, ses effets physiques, ses conséquences sur vos actions. Une fois l’horloge démontée, elle ne fait plus si peur ! On pourra étudier ses rouages, peut-être même tester ses mécaniques… Et remonter l’horloge ?».

La jalousie est-elle un «droit» ?

Spécialisée en soutien relationnel, Mx Jena (1) propose depuis plusieurs années des consultations bénévoles d’aide et d’écoute aux personnes ayant des difficultés par rapport à leurs orientations de genre, à leur couple et à leurs désirs. Longtemps impliqué dans des associations d’accueil à destination des jeunes LGBT, Mx Jena a suivi toutes les formations sur la communication non-violente. La jalousie, elle connaît. «Mon point de vue a été formé, surtout, par les discussions en groupe polyamoureux, dit-elle. Je constate qu’en France aujourd’hui, quand un homme tue la personne qui partage sa vie, la presse et le public qualifient le meurtre de «drame familial» ou «crime passionnel» et utilisent la jalousie comme une explication voire une excuse. Cette intégration de la jalousie comme d’un fait non seulement inévitable, mais très souvent revendiqué comme une vraie preuve d’amour –justification des pires abus– me semble terrible.»

La jalousie est-elle un élément de la personnalité ?

Sonatelier «Jalousies» a lieu jeudi 13 juillet (de 11h à 13h) et vendredi 14 juillet (de 14h à 16h). Il dure deux heures : «Un peu court pour envisager un déconditionnement !, remarque Mx Jena. Elle n’a pas «la prétention de vaincre une émotion.» La jalousie, surtout, ne se maîtrise pas facilement. «Mais on peut la tenir pour ce qu’elle est : une réaction fugace, qui n’altère pas le libre arbitre. Ce qui compte, c’est ce qu’on en fait. Si on l’entretient, qu’on la laisse s’installer, elle devient un sentiment durable, et dans certains cas, une redéfinition de notre personnalité. Qui n’a pas entendu“Je suis jaloux·se” comme si c’était un trait de caractère inéluctable ? Une fois qu’on identifie une émotion, on peut choisir l’étendue de son influence sur nos actions.» Pour Mx Jena, donc la jalousie est une émotion. Reste à savoir ce qu’est une émotion.

Si la jalousie est une émotion, comment définir l’émotion ?

La jalousie n’a rien de «naturel». C’est le message principal de Mx Jena qui s’appuie pour le dire sur les travaux d’Eve Rickert et Franklin Veaux, «une inspiration permanente dans le travail sur la non-exclusivité». L’idée de départ est simple : nous avons des sentiments pour quelqu’un. Nous lui sommes attaché.e. Puis un jour vient où nous souffrons. Pourquoi ? Pour la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild, le sentiment (ou l’émotion) se définit «comme un sens», au même titre que la vue ou l’ouïe. «Nous faisons l’expérience de ce sens quand se rejoignent des sensations corporelles, d’une part, et ce que nous voyons ou imaginons, d’autre part. Au même titre que l’ouïe, l’émotion communique l’information : elle a une “fonction de signal”. C’est lorsque nous éprouvons des sentiments que nous découvrons notre propre point de vue sur le monde.» Il est donc très important d’avoir des émotions, car elles permettent de se définir. «À l’instar de quelqu’un qui ne sentirait pas la chaleur et se brûlerait en touchant du feu», une personne dépourvue d’émotions ne dispose d’aucun système d’alerte pour se protéger. L’émotion signale l’existence «d’un point de vue interne» sur le monde. Le problème, c’est quand ce point de vue fait mal.

Quid des émotions «inadéquates» ?

Quand l’émotion est négative, on souffre. On voudrait arrêter de souffrir. Parfois aussi, il y a une discordance entre «ce que je ressens effectivement» et «ce que je devrais ressentir». Dans Le Prix des sentiments, la sociologue Arlie Russell Hochschild explique : l’émotion est un signal, oui, mais qui opère à plusieurs niveaux, parfois contradictoires. D’où la souffrance. Le problème avec ce signal, c’est qu’il est «déterminé par certaines conceptions, culturellement considérées comme allant de soi, du monde et des attentes que l’on peut en avoir», dit-elle. Pour le dire plus clairement : dans certaines cultures, il est considéré comme «normal» de disposer d’un droit de regard sur la sexualité du conjoint et par conséquent «normal» d’être jaloux. Mais dans beaucoup de couples dits libres certains accords sont passés qui entrent en contradiction avec cette normalité. On souffre, mais la souffrance n’étant pas légitime, on culpabilise de souffrir. On prend sur soi, on serre les dents et on souffre encore plus…

L’émotion au niveau individuel

Pour faire la part des choses, rien de plus utile qu’appliquer à nos émotions la grille d’analyse proposée par la sociologue (2). La gestion des sentiments opère à trois niveaux : individuel, interpersonnel et culturel. Au niveau individuel, l’émotion c’est le fait de souffrir, par exemple, quand on aime une personne qui vous dit «Tu comptes beaucoup pour moi» et qui, néanmoins, va voir ailleurs. Faute de dialogue, la relation reste trouble. Si c’était de l’amour, irait-il-elle voir ailleurs ? Ne sachant pas à quoi s’en tenir, on n’ose réclamer un «droit» de propriété sur l’autre. Par ailleurs, le fait d’aimer et d’être aimé, justifie-t-il l’exclusivité sexuelle ? Il faut mettre cela au clair, proposer un contrat, négocier ce que l’on s’autorise réciproquement à faire… Tout cela n’ayant pas été discuté, vous en êtes réduit à aimer quelqu’un sans savoir si c’est réciproque. Et si c’est réciproque, sans savoir à quoi l’autre s’engage vis-à-vis de vous, ni de quelles libertés vous pouvez disposer avec lui ou elle. Vous éprouvez de la jalousie parce que vous vous sentez floué ou perdue. L’émotion au niveau individuel vous fait toucher du doigt les zones sensibles qui réagissent de façon souvent difficile à interpréter : est-on triste parce que l’autre vous «trompe» ? Ou parce que soi-même on n’ose pas aborder la question de ce que signifie «aimer» ?

L’émotion au niveau interpersonnel

Au niveau interpersonnel, l’émotion c’est le fait de souffrir par exemple quand on voit son ex s’afficher en couple heureux. Etant donné qu’il s’agit de l’ex, il n’est pas légitime de souffrir, puisque «officiellement», la relation amoureuse est rompue. Il faut donc simuler l’indifférence. Qui sait si votre ex ne simule pas le bonheur de son côté, dans le seul but de vous rendre jalouse-jaloux ? L’émotion au niveau interpersonnel relève souvent des jeux de pouvoir. C’est un outil au service de l’individu qui s’en sert, dans la logique des pertes et profits, pour obtenir une emprise sur les autres. Telle personne jouera l’affection pour obtenir un pourboire ou un cadeau. Telle autre va «contenir» sa jalousie et «ravaler» sa colère pour donner l’impression qu’elle est quelqu’un de bien. L’émotion au niveau interpersonnel relève souvent du jeu, car chacun interprète un rôle en public : on essaye donc d’être en phase avec l’émotion qui est attendue de vous. Ce qui n’est pas sans créer de multiples conflits intérieurs avec ce que l’on ressent ou avec les règles du groupe. L’émotion au niveau interpersonnel est vécue généralement comme un ensemble d’injonctions discordantes, de choses qu’il s’agit tantôt de manifester, tantôt de réprimer : on se force à sourire «avec franchise», en espérant que ce sourire vous rende heureux afin d’optimiser les interactions avec les autres.

L’émotion au niveau culturel

Si vous êtes jaloux parce que les vrais mecs doivent être les propriétaires de leur femelle, vous voilà dans une émotion qui opère au niveau culturel. Si vous exigez que votre compagnon soit jaloux, parce que sinon ça voudrait dire qu’il ne vous aime pas… même chose. Au niveau culturel, l’émotion doit être conforme aux usages. On l’adopte, on la mime ou on se force à l’éprouver pour éviter d’être critiqué voire pire : insulté par ses proches et rejeté par les siens. L’émotion qui relève d’un scénario collectif peut créer un effet de malaise quand elle entre en contradiction avec ce que vous ressentez réellement. Une femme, par exemple, peut se sentir déchirée parce qu’elle aspire à la liberté et réclame que son conjoint cesse de la surveiller… tout en ayant peur de le perdre. «S’il ne me surveille plus : je ne compte plus pour lui ? Peut-être même qu’il me trompe ?». Des règles antinomiques peuvent également entrer en conflit et la gestion de l’émotion relever d’un combat intérieur épuisant. Ce que le monde attend de nous émotionnellement n’est pas forcément clair, pas plus que nos jeux de rôle, ni la part que prennent les puissances sociales sur nos comportements. Quelle est la part du «Je» dans ces affects qui nous traversent ?

Passer un Test de jalousie

Pour essayer d’y voir plus clair, l’atelier «Jalousies» propose de mettre à plat les attentes des uns et des autres. Il s’agit de montrer que la jalousie sexuelle et l’amour ne vont pas «naturellement» de pair et que le lien s’est historiquement construit dans un contexte de monogamie. Introduire des amant.e.s dans le couple : s’agit-il d’adultère ou d’une preuve d’amour ? Tout dépend du contrat qui lie le couple. «Dans la mesure où la monogamie est une façon courante d’exprimer son engagement émotionnel, lorsqu’on l’abolit on donne plus d’importance à d’autres manières d’exprimer cet engagement ; mais si celles-ci échouent, l’un des partenaires au moins peut se sentir rejeté», résume Arlie Russell Hochschild. Mx Jena, elle, invite tout le monde à venir tester sur le vif ses réactions et ses zones sensibles dans son atelier, en prélude à ce grand melting-pot sexuel que seront les trois jours du Festival EroSphère.

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RENDEZ-VOUS au Festival EROSPHERE, du jeudi 13 au samedi 16 juillet 2017.

Atelier « Jalousies», jeudi 13 juillet (de 11h à 13h) et vendredi 14 juillet (de 14h à 16h). Dans le cadre du Festival IN, qui se déroule au coeur de la capitale, pendant trois jours : «Il s’articule cette année autour de trois axes complémentaires : Fantaisie, Harmonie, et Magie, soit 18 ateliers, sur trois jours, proposés deux fois, pour plus de 30 heures d’activité en tout. Pour les participant·e·s, le principe est de choisir un module parmi les trois proposés sur chaque créneau horaire. À l’issue des trois jours, chaque participant·e aura assisté à 12 ateliers

Parallèlement aux modules, plusieurs artistes seront en résidence avec un atelier, une retranscription photo, vidéo, dessin, peinture…

Il y aura une fête finale : le dimanche 16 juillet, «un module immersif de 8 heures conclut le IN au cours duquel érosphérien·ne·s, volontaires, participant·e·s et intervenant·e·s s’y retrouvent pour une libre expression participative, imprévisible et décalée, mettant en œuvre ce que les modules leur auront apporté. Les artistes résident·e·s produisent leurs œuvres dans ce joyeux maelström.»

Lieu : le festival se déroulera dans le 4è arrondissement de Paris, mais le lieu est tenu secret pour éviter les personnes qui viendraient non inscrites. L’adresse est dévoilée par courriel aux personnes qui réservent sur la Billetterie.

Déroulement de l’atelier : «Je ne voudrais pas dévoiler l’effet de surprise de l’atelier, mais après un tour de présentation, nous procédons à un brainstorming et un échange de définitions sur la jalousie, ses causes et ses effets. Je vois ce travail commun comme le démontage d’une horloge : nous allons étudier les rouages ensemble. Une fois l’horloge démontée… si tout va bien elle ne fonctionne plus. La partie pratique, qui suit, a trois étapes : la première a lieu très tôt, avant la discussion. Pour moi les présentations de chaque participant·e·s fait partie d’un processus qui permettra ensuite, après la discussion, de se poser des questions sur les attirances entre les personnes présentes… Pour la suite il faut venir et participer !» (Mx Jena)

A LIRE : Le Prix des sentiments, d’Arlie Russell Hochschild, éditions La Découverte.

NOTES

(1) Mx Jena est trans, M to x, et se désigne comme «ielle» : à la fois homme et femme. Pour des raisons pratiques (facilité de lecture), j’ai fait le choix de parler de Mx Jena au féminin en espérant bénéficier de votre indulgence. L’expression «ielle» n’est pas encore passée dans la langue.

(2) Sa grille est la même que celle de Steve Gagnon qui, à la même époque, propose d’analyser la sexualité comme un script à trois niveaux : intrapsychique (individuel), interpersonnel, culturel.

M'asseoir sur toi : agréable? excitant?

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M'asseoir sur toi : agréable? excitant?

Transformer une femme en table ? Un homme en tabouret ? Pour Sacha Bel-Ami, animateur d’un atelier EroSphère intitulé «La quiétude du tabouret», rien de plus agréable que cette sensation : devenir immobile et servir d’objet. Se réifier, attendre… s’oublier.

Tout commence avec le jeu «Abracadabra». «Un jour de ma pré-adolescence je joue avec une copine de mon âge. Je suis le gentil chevalier et elle la magicienne. Mais soudain la magicienne devient irritable et farouche, pointe sa baguette magique (un petit tuteur pour géraniums) vers moi, et me dis “J’en ai assez de toi, et je suis fatiguée, abracadabra je te transforme en coussin.”». A sa plus «grande surprise», Sacha s’allonge illico sur le flanc, rassemblé en position fœtale. «Lorsqu’elle s’assit sur moi je découvrais ébahi que cela me provoquait une forte érection…» Enfant, Sacha Bel-Ami découvre sans le savoir l’érotisme du mobilier humain, –qu’on appelle forniphilie–, ainsi défini sur Internet : pratique SM qui consiste à utiliser quelqu’un (ou à se faire utiliser) comme un simple meuble. «C’est donc par le rôle d’objet que j’ai découvert ces pratiques, mais le souvenir refoulé n’a fait surface qu’il y a maintenant 7 ou 8 ans.» Depuis 7-8 ans qu’il ressuscite les émois de son enfance, Sacha se laisse transformer tour à tour en oreiller, en fauteuil ou en repose-pied humain, n’hésitant pas à renverser les rôles parfois. Jeudi 13 juillet (de 14h30 à 16h30) et samedi 15 juillet (de 19h30 à 21h30), il anime d’ailleurs dans le cadre du Festival EroSphère un atelier d’initiation à ces plaisirs étranges : forniphilie. Mais au fait d’où vient ce nom bizarre ?

Forniphilie : furniture-fornication

Le mot-valise est inventé par l’Anglais Jeff Gord à partir des termes «furniture» (meuble), «fornication» et «philie» (amour). Jeff Gord est ingénieur, spécialisé dans la transformation des débris en métal qui sont aplatis, compressés et transformés en blocs. Il est très excité à l’idée de transformer l’humain suivant les mêmes processus, ce qui explique pourquoi il compresse ainsi trois mots en un, comme il le fait couramment des modèles que lui confient leur corps… Jeff Gord affirme qu’il «rêve de femmes objets» depuis ses 5 ans. «J’ai grandi en pensant que j’allais devenir un fou jusqu’à ce que je découvre – dans le magazine Bizarre – les dessins de Stanton et de Jim, des artistes spécialisés dans les bondage “utilitaires” de filles transformées en guéridon et en chandelier. Plus tard j’ai vu le film Orange mécanique, avec ses femmes-tables et ses femmes-fontaines-d’alcool. Je n’étais donc pas le seul avec des fantasmes étranges!?» Il déménage aux Etats-Unis pour se consacrer tranquillement à ses expériences. Créateur de la maison d’édition House of Gord en 1989, Jeff met d’abord ses fantasmes par écrit avant de passer à l’acte en photos.

House of Gord : la maison des meubles qui vivent

Dans la Maison de Gord, aucun meuble n’est tout à fait immobile. Ça respire. Transformées en lustre, on retrouve des femmes au plafond. Un abat-jour fixé sur la tête et le corps pris dans un socle rigide, d’autres servent de lampes d’appoint avec une exemplaire disponibilité. Dans la chambre à coucher, il y a une femme-table de chevet. Dans la cuisine, une femme-bar américain : pratique. Dans le salon, une femme-canapé : pneumatique. Intégrées à la décoration d’intérieur de son agréable demeure, les modèles de Gord lui donnent un «standing certain» : «La valeur d’usage d’une femme nécessite tout de même quelques solides aménagements : il faut veiller à ce que son piédestal soit stable et confortable pour qu’elle puisse servir une heure ou deux sans souffrir. Un exemple ? Pour concevoir une femme-chaise, j’ai fait appel à un chirurgien spécialisé en orthopédie : il fallait que je puisse m’asseoir sur Blanche sans l’étouffer, ni lui couper la circulation sanguine, ni lui abîmer les lombaires.» Blanche, c’est le nom du modèle le plus populaire de Gord. C’est aussi un siège humain dont les formes rebondies s’adaptent parfaitement à l’usage que l’on désire faire d’elle : un excellent fauteuil de relaxation. Quand Gord prend place sur le confortable postérieur de Blanche, tout son poids se répartit sur la colonne vertébrale de la femme qui, pliée, coudée, enserrée, emboîtée, forme une sorte de cube sans visage et sans voix, méthodiquement instrumentalisée au service de son utilisateur.

Un univers d’objets qui respirent et ressentent

Considéré comme le père de cette pratique étrange qui consiste à transformer des humains en meubles, Jeff Gord n’est pourtant ni le premier, ni le seul à faire connaître ce fantasme bizarre. Au Japon, l’écrivain Edogawa Ranpo met en scène des pervers qui se glissent dans des fauteuils creux et jouissent de sentir de belles femmes s’endormir contre eux, alanguies entre les bras du fauteuil qui les serre, s’abandonnant au plaisir qu’elles n’identifient pas : la chaleur d’un meuble dont le coeur bat (La Chambre rouge). Dans l’après-guerre, le très célèbre écrivain Shozo Numa, auteur du roman-culte Yapou, bétail humain, se régale de descriptions étonnantes d’humains modifiés qui deviennent «par amour» des fournitures de lits. Pour Sacha, toute la beauté de ce fantasme réside là : dans le fait que les meubles palpitent. Leur peau réagit. Leur corps frissonne. Ce sont des meubles, mais animés. L’univers de Sacha est celui des choses qui sentent… Ce qui demande d’abord énormément de concentration. «Qui que soit» l’objet, ainsi qu’il le souligne, sa présence doit d’abord s’effacer. Afin que, lentement, l’humain disparaisse derrière la fonction qu’on lui attribue.

Renoncer à l’humain

«J’ai tendance à penser que cela doit durer et prendre son temps. Qui que soit l’objet, le protocole mis en place doit lui laisser le temps de lâcher prise et de se «résigner» à sa nouvelle condition avant que le plaisir ne commence à montrer son nez. Difficile de parler du dispositif adopté dans la mesure où celui ci dépend directement de l’objet que l’on va «créer». Si l’on prend pour exemple le cliché de la table basse, pour ma part je vais mettre en forme ma partenaire de façon confortable et tenable sur la durée. Puis je vais l’entraver dans cette position de façon à ce qu’elle se sente «condamnée à cette humiliante métamorphose». Et enfin la doter des accessoires et fonctions de l’objet voulu. Avec les plus aguerries on prend même parfois le temps d’abandonner le meuble à sa condition pendant quelques temps avant de commencer à en jouer.» Au bout d’un certain temps, l’humain –réduit à l’état de chaise ou de table– finit par plonger dans une sorte d’hypnose et ne fait plus qu’attendre. Vient alors le moment de s’en servir… de la façon la plus appropriée.

Attention de ne pas caresser les meubles

Sacha Bel-Ami insiste : le plaisir du meuble-humain doit dériver de son juste emploi. «Ainsi la table basse bien préparée ressentira un plaisir énorme à être –enfin– utilisée ne serait ce que pour se servir une tasse de café. Le tabouret sera excité qu’on s’y asseye, la table de chevet qu’on y pose la lampe…» Dans cet univers de formes fonctionnelles, les humains jouiront de n’être plus rien d’autre que les supports de gestes sans affects. Paradoxalement, dans un premier temps, il ne faudra rien leur faire… que les oublier. Pas question de caresser un canapé. «C’EST un canapé. Pourquoi est-ce qu’un canapé devrait m’exciter ?» Sacha précise : la seule excitation doit provenir du fait qu’on a «réduit son/sa soumis(e) à “ça”» Qu’entend-il par “ça” ? «Pire que soumis il y a l’esclave. Pire que l’esclave ? Il y a l’animal. Mais il me semble que la passivité et l’abandon de l’objet sont vraiment uniques.» Sacha s’enthousiasme : une fois passé ce stade magique de la métamorphose, tout deviendra possible. «Certains propriétaires de meubles resteront dans une pratique cérébrale, d’autres finiront par «abuser» de la situation pour le plus grand plaisir aussi dudit mobilier !»

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RENDEZ-VOUS au Festival EROSPHERE, du jeudi 13 au samedi 16 juillet 2017

Atelier «La quiétude du tabouret», jeudi 13 juillet (de 14h30 à 16h30) et samedi 15 juillet (de 19h30 à 21h30). Dans le cadre du Festival IN, qui se déroule durant trois jours avec des ateliers au choix, plus le dimanche avec un «module immersif».

Lieu : le festival se déroulera dans le 4è arrondissement de Paris, mais le lieu est tenu secret pour éviter les personnes qui viendraient non inscrites. L’adresse est dévoilée par courriel aux personnes qui réservent sur la Billetterie.

Déroulement de l’atelier : «Cette pratique étant à la fois nouvelle mais ancienne, comme un peu comme un «cliché inconnu», et quelque peu incongrue, je commencerai par une approche didactique et dynamique (représentations des participants, questions réponses, petite histoire de la pratique), avant de proposer à ceux qui en ont l’envie de constituer des binômes humain/meuble pour franchir le pas. Si l’atelier compte suffisamment de volontaires, je compte bien transformer l’espace qui me sera dédié en cafétéria éphémère et conclure l’atelier, (enfin, pour les humains !) assis sur des poufs confortables à touiller nos expressos en devisant comme si de rien n’était !» (Sacha Bel-Ami)

L’aspirateur qui fait de vous une femme

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L’aspirateur qui fait de vous une femme

Qui connait le Womanizer ? Ou, plutôt, qui ne le connait pas ? Bonne nouvelle pour les fans : une marque rivale vient d’apparaître, Hiky, avec des formes optimisées pour vous faire sortir des gonds.

Womanizer : jeu de mot sur woman («femme») et -izer («transformer en »). Quand ce sextoy est apparu, baptisé Womanizer, fabriqué en exclusivité par une firme du même nom, les rares journalistes a en parler furent unanimes. C’était la révolution.

Un instrument pour multi-orgasmer

Jusqu’ici les femmes avaient le choix entre l’aspirateur (mais c’était risqué) ou bien les vibromasseurs habituels (mais c’était presque aussi risqué). Les vibros de base impriment au clitoris entre mille et dix mille tours par minute. «Quand le Womanizer est apparu, il y avait un ras-le-bol de ces jouets style marteau-piqueur, explique Miguel, gérant de la boutique Demonia. Des clientes venaient me voir avec le clitoris endolori, engourdi ou désensibilisé, à la recherche de sensations soit plus fortes, soit plus douces et, surtout, plus durables. Le problème des vibrations, c’est qu’elles ne permettent pas de tenir au-delà de 5-10 minutes. C’est presque insupportable ou alors ça tétanise les nerfs. Avec le Womanizer d’un coup, l’orgasme devenait possible sans douleur, très vite et surtout à répétition, sans difficulté.»

«La révolution par la succion»

A Demonia, supermarché des accessoires et jouets sexuels situé près de la rue Ménilmontant, quand le Womanizer est apparu, il y a eu brusquement un afflux. Demonia était le seul point de vente sur Paris. «Tous les jours on en vendait, entre un et trois. En 2015, 800 Womanizer ont été écoulés d’un coup… C’était une sorte de folie. Et tout ça au bouche à oreille.» Miguel réfléchit un moment, puis enchaîne : «La révolution par la succion, voilà comment on peut résumer l’idée. Le Womanizer aspire. Au lieu de frapper les muqueuses par micro-pressions rapides, il opère le mouvement inverse : il attire, par appel d’air. Il fait sortir la femme hors d’elle, littéralement.» Miguel raconte qu’une cliente qui se croyait frigide est revenue juste pour le remercier. «D’un coup, elle sentait les choses.» Il y a aussi le cas de celle qui avait le clitoris trop sensible et qui ne supportait aucun contact. Elle aussi est revenue pour remercier.

La nouveauté des modèles Hiky

Objectivement, le Womanizer ne donne pourtant pas du tout envie. Le modèle d’origine (maintenant arrêté, il n’en reste plus que quelques exemplaires en vente), ressemble à une sorte de sabot. Qui pourrait avoir l’idée de se coller ça sur le sexe ? Le nouveau modèle imite un tube de rouge à lèvre, ce qui est presque pire. Mais voilà, Womanizer a ouvert la voie et depuis quelques mois un concurrent propose des sextoys qui aspirent, eux aussi, mais avec un design beaucoup plus attirant : c’est une virgule d’un noir mat (rouge au choix), comme une petite pointe de taureau que la femme peut placer entre ses cuisses, dressée vers le ciel. La marque Hiky offre en outre deux embouts pour chaque sextoy (bouche aspirante étroite ou large) afin que les femmes puissent adapter le jouet à leur morphologie ou varier les plaisirs. Pour le reste, le principe est le même : à vous de choisir la puissance de succion, puis moduler. «C’est compatible avec la pénétration, précise Miguel. Une femme peut stimuler son clitoris avec le jouet, tout ayant du plaisir vaginal ou anal.»

Mieux vaut un aspirant qu’un soupirant

Il n’est bien sûr pas innocent que Miguel précise ce «détail d’importance», et pour cause : les jouets qui aspirent présentent de fait l’avantage énorme, quasi incalculable, de ne pas piétiner les plate-bande viriles. «Beaucoup d’hommes achètent le Womanizer ou les Hiky, parce que ces jouets-là n’entrent pas en concurrence. Ce sont des orifices ronds qui aspirent et je crois que, sincèrement, beaucoup d’hommes se sentent rassurés quand leur femme utilise ce genre de jouets parce qu’ils n’ont pas des formes de rotors ou de vilebrequins. Ils n’ont pas des fonctions associées au masculin –percuter, taper, écraser. Vous n’imaginez pas le nombre d’hommes qui se sentent en concurrence avec les sextoy pénétrants. Même dans les Salons de l’érotisme, j’entends sans cesse des visiteurs qui disent“Moi c’est bon, j’ai ma bite et mon couteau ça me suffit” ou bien“Pourquoi ma femme aurait besoin de ça, elle m’a moi”. Devant ce genre de réactions, moi je me sens perdu. Mais avec le Womanizer et le Hiky, les barrières tombent. Après tout, offrir un aspirateur à sa femme… Il est petit, mignon, ça peut pas faire de mal… ?»

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DEMONIA : 22, avenue Jean Aicard, 75011, Paris. Ouvert du lundi au samedi, de 11h30 à 19h30. Tél. : 01 43 14 82 70.

HIKY : 100% étanche / Silencieux / Sans Phthalates / Rechargeable via USB (2 heures de charge)

Womanizer, le tube de Britney Spears

Faut-il dire non pour se faire aimer ?

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Faut-il dire non pour se faire aimer ?

Pendant des siècles, quand un bourgeois «respectable» cherche une partenaire, il la choisit chaste et vertueuse. Elle doit se refuser. Et de nos jours ? Il semble que les règles n'aient guère changé. Plus la femme se refuse, plus elle a du succès ?

Le premier grand roman d’amour bourgeois, Pamela (de Samuel Richardson) raconte l’histoire d’une femme de chambre qui résiste aux avances de son maître, se refusant à lui, sans cesse, jusqu’à ce que celui-ci –saisi d’admiration– tombe amoureux et lui demande sa main. Morale de l’histoire : seule une femme qui dit NON peut obtenir ce qu’elle veut.

De nos jours, les femmes sont libérées ?

A lire ce roman, on songe : «Quelles moeurs rétrogrades ! Heureusement que les choses ont changé». Puis on tombe sur Les Règles. Secrets pour capturer l’homme idéal (The Rules: Time-tested Secrets for Capturing the Heart of Mr Right) un manuel paru en 1995 aux Etats-Unis, traduit dans pas moins de 18 langues. Il s’est écoulé en plus de deux millions d’exemplaires. Ce livre prêche l’idée que les femmes doivent devenir des expertes en matière de mise à distance, afin d’acquérir de la rareté. Il fournit des règles telles que celles-ci :

Règle n°2 : N’adressez jamais la parole à un homme la première.

Règle n°3 : ne dévisagez pas les hommes. Parlez peu.

Règle n°5 : Ne lui téléphonez pas, rappelez-le rarement.

Règle n°6 : Au téléphone, raccrochez la première.

Règle n°12 : Cessez de le voir s’il ne vous offre pas un cadeau romantique pour votre anniversaire ou à la Saint Valentin.

Les manuels de «bonne conduite»

On songe, en lisant ces «règles», aux traités de bonnes moeurs qui, depuis des siècles, enjoignent les jeunes femmes à baisser les yeux lorsqu’elles marchent dans la rue. Il faut qu’elles fixent le pavé afin qu’aucun homme ne puisse croiser leur regard. Dans Le Mesnagier de Paris (1393), par exemple, un bourgeois fait la peinture du modèle idéal à suivre : une fille ne doit ni regarder les hommes dans la rue, ni s’adresser spontanément à eux, mais se conduire en «prude femme» (l’équivalent féminin du prud’homme), avec le constant souci de préserver son image. «Il suffit qu’une seule fois la femme suscite le soupçon ou s’attire une mauvaise réputation. Et même si cette rumeur est sans fondement, la femme en sera toujours entachée» (1). Gare à celle qui s’exposerait à la rumeur publique ! Elle ne trouverait plus mari, ayant perdu toute respectabilité.

Immaculée, soyez immaculée

Il existe bien sûr une différence de taille entre les Règles de 1995 et celles de 1393. Le best-seller d’Ellen Fein et Sherrie Schneider est en effet dénué de toute morale, de tout souci des conventions. Il s’agit non pas de préserver son honorabilité au regard de la société, mais de mystifier les hommes, en se faisant passer pour ce que l’on n’est pas : «Vous voudriez la formule magique pour devenir désirable et mystérieuse via les Texto, Facebook et Skype ? Vous en avez assez d’être célibataire ?». Présenté comme un «manuel de stratégie amoureuse», The Rulesénumère de façon presque cynique 35 astuces «infaillibles pour séduire l’homme de sa vie» et «se faire épouser» qui apparentent la quête amoureuse à une partie de poker menteur. Non contentes d’encourager les lectrices à tromper les hommes, et –pire encore– à flatter les bas instincts de ceux qui, en bons machos, préfèrent les pucelles et les cruches, Ellen Fein et Sherrie Schneider piétinent tous les acquis du féminisme, allant jusqu’à recommander aux femmes de la «jouer pas facile» (play hard to get), c’est-à-dire : se refuser. Minauder à reculons.

Les règles enjoignent aux femmes d’être vénales ?

Enjoignant aux lectrices de réprimer leurs envies, les deux «expertes matrimoniales» insistent : non seulement il faut s’abstenir de baiser avec l’homme qu’on «vise» (qu’on aime), mais il faut exiger de lui des dons matériels –cadeaux, invitations au restaurant, taxis– bref, se conduire en cocotte de luxe et reproduire le schémas classique de l’inégalité. Faut-il le rappeler ? L’inégalité des sexes est entièrement basé sur cet échange disparate –du plaisir en échange d’une bague– entre la femme qui «monnaye» sa sexualité (faisant l’impasse sur son plaisir) et l’homme qui devient, de fait, son «employeur». Pour l’anthropologue féministe Paola Tabet, les femmes qui se croient gagnantes à ce petit jeu sont en réalité les premières victimes de ce que la chercheuse nomme «La grande arnaque». Car, sous couvert d’avoir un mari, qu’obtiennent-elles d’autres que le droit de se taire ? «Sois belle et plais-moi». La grande arnaque, dit Paola, c’est qu’au lieu d’avoir du plaisir en échange de plaisir, la femme obtient une rétribution en échange d’un travail : la voilà «prestataire de services». «L’échange est inégal», souligne Paola, car il contraint la femme à réprimer ses désirs.

Pourquoi tant de succès ?

«Immoral», «pernicieux», «malhonnête» mais par-dessous tout «rétrograde», le livre a beau s’attirer les plus virulentes condamnations, il se vend à un rythme effréné. Dans la presse, on se déchaîne d’autant plus que le livre marche bien, ce qui génère l’apparition d’une de ces classiques batailles médiatiques entre les «pour» et les «contre», qui radicalise inutilement les positions. Tout en essuyant les boulets rouges des féministes (et des masculinistes au passage), Ellen Fein et Sherrie Schneider sont invitées sur les plateaux TV et célébrées comme les nouvelles gourous du «coaching sentimental», ce qui ne contribue guère à faire avancer le débat. En 1997, elles publient The Rules II. En 2000, The Complete Book of Rules. En 2001 : The Rules for mariage. Et c’est juste au moment de cette sortie de livre, en 2001, qu’Ellen Fein se fait quitter par son mari : 16 années de félicité conjugale volent en éclat pour le plus grand régal des médias qui s’indignent. N’a-t-elle pas toujours mis en avant son couple comme un modèle exemplaire et la preuve absolue que les Règles, ça marche ? Tout le monde ricane.

«Ne pas trop parler à un homme rend son amour plus profond»

La journaliste du Guardian, Katie Roiphe, note avec humour : «On ne peut pas s’empêcher de se réjouir que celle qui conseillait à des millions de femmes de ne pas trop parler lors des rendez-vous amoureux soit amenée à revoir ses positions». Hélas, c’est se réjouir trop vite. Ellen Fein récupère vite de son divorce. Entre 2003 et 2013, elle persévère et co-publie quantité de manuels stupides (The Rules for Online Dating, Not your Mother’s Rules, The New Rules, etc), distillant le venin de cette idéologie pernicieuse qu’elle nomme l’estime de soi : «Une femme qui s’estime ne se jette pas dans les bras d’un homme», dit-elle, ce que l’on pourrait traduire en termes clairs : «une femme facile, une salope, ne mérite pas d’être aimée». Le propos est éminemment puritain. Comment comprendre que tant de femmes, pourtant, adhèrent à cette pensée ? Katie Roiphe elle-même s’étonne : «Il est facile de se moquer de The Rules et de déplorer le sexisme de ses auteurs […]. Mais il n’empêche que ce livre de poche stupide, à la couverture couverte de rubans roses, a capturé l’attention de millions de femmes dans le monde.»

Des femmes cultivées et indépendantes lisent Les Règles ?

«Cinq ans après sa sortie, je vois ce livre dans la bibliothèque de femmes intelligentes, coincé entre Les frère Karamazov et Zadie Smith», s’étonne la journaliste qui s’interroge : mais pourquoi tant de femmes modernes et cultivées calculent-elles le nombre de jours durant lesquels il leur faudra se refuser à celui qu’elles espèrent épouser, comme si l’équation mathématique du Non pouvait garantir leur succès !? «Il est étonnant que les rituels de séduction des années 1950, ceux contre lesquels nos mères se sont tant battus, puisent paraître si attirants, si nécessaires, aux femmes de la nouvelle génération. Peut-être est-ce dû au fait que les femmes se marient plus tard. Tant qu’elles ont 20 ans, elles peuvent se concentrer sur leur carrière, sortir entre amies et multiplier les aventures… Mais quand elles ont 30 ans, brusquement, les femmes se mettent à angoisser : tels des personnages de la série Sex and The City, elles craignent de rester coincées dans un univers de cocktails et de Manolo Blahniks»… L’explication semble plausible. Mais il y en a d’autres… Avez-vous entendu parler de cette maladie soi-disant «masculine» qu’on nomme aux Etats-Unis la «phobie de l’engagement» ?

La suite au prochain article, lundi.

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NOTE (1) : Tou est cheu sans jamais relever, puis que une seule foiz femme est soupçonnée ou renommée au contraire. Et encore supposé que la renommée soit à tort, si ne peut jamais icelle renommée être effacée

Qu’est-ce qui vous attire le plus chez quelqu’un ?

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Qu’est-ce qui vous attire le plus chez quelqu’un ?

«Elle doit avoir l’air sexy». «Il doit me mettre en feu». C’est devenu le critère central de sélection d’un partenaire : sexy, hot, désirable, excitant, voire BAB… On s’évalue à l’aune de la combustion sensuelle. Vas-y, donne-moi envie. Je t’offrirai mon coeur.

Dans l’Oxford English Dictionary, jusque dans les années 1920, le mot “sexy” est péjoratif, sinon insultant. Il faut attendre les années 1950 pour que la signification moderne du mot, utilisé pour désigner des personnes, entre dans le langage courant avec une connotation positive. Sexy : «personne sexuellement attirante». En 1957, un auteur William Camp écrit dans Prospects of Love : «Il doit y avoir quelque chose chez elle qui hurle qu’elle est baisable. Une fille n’a pas à être jolie pour être sexy.» La «désirabilité sexuelle» (ou sex-appeal)devient une expression à la mode. On ne veut plus d’une femme qui a du chien. On veut qu’elle soit chienne.

«Je dois sentir qu’elle aime le sexe»

DansPourquoi l’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz s’interroge sur cette évolution des moeurs. Un chef d’entreprise lui explique un jour qu’il choisit des compagnes «sexy» de préférence. «Qu’entendez-vous par là ?», demande la chercheuse. «Eh bien je dois sentir qu’elle est chaude, qu’elle aime le sexe, qu’elle aime donner du plaisir et en recevoir.» Il ajoute qu’il est difficile de trouver une femme qui «véritablement vous excite» : cela se sent «quand la personne est devant vous» mais il est difficile de mettre des mots dessus. Ce témoignage, dit Eva Illouz, illustre l’importance primordiale du sex-appeal dans le choix d’un(e) partenaire pour la vie. Elle est bien loin l’époque où les épouses étaient «rangées» ! Au XIX siècle, les filles à marier de la bourgeoisie étaient «considérées comme attirantes en raison de leur beauté (physique, spirituelle) mais non de leur attrait sexuel.»

Si tu me fais bander, je te prends… pour épouse

Il ne s’agit bien évidemment pas ici d’affirmer que le sex-appeal en tant que tel est une chose nouvelle : «L’histoire déborde d’exemples montrant la force de l’attirance érotique […] dans le fait de tomber amoureux.» Mais cette aptitude à créer du désir n’était pas reconnue comme un critère d’évaluation pour la recherche d’une épouse (ni d’un mari). Voilà la nouveauté : «c’est que l’attrait physique est devenu un critère conscient, explicité, légitime et incontournable de la sélection du partenaire», dit Eva Illouz qui insiste. «Le sex-appeal exprime le fait que, dans la modernité, l’identité de genre des hommes –et plus encore celle des femmes– s’est transformée pour devenir une identité sexuelle, c’est-à-dire un ensemble de codes corporels, linguistiques et vestimentaires très consciemment utilisés dans le but de susciter le désir sexuel de l’autre.» Quelle est l’origine de cette métamorphose sociale ?

Comment expliquer ce changement ?

Tout commence avec la production industrielle du XIXe siècle, qui ouvre l’ère du consumérisme. Qui dit consommer, dit jouir. Encourager l’achat de produits, c’est forcément favoriser l’idée du plaisir, du fait de se faire plaisir et de la satisfaction personnelle. «Une perspective qui se transpose facilement dans l’univers de la sexualité», glose Eva Illouz, en notant que, comme par hasard, au moment-même où la société de consommation place le désir au coeur de son système, les tabous sur le corps et le plaisir sont levés, avec l’aide d’experts issus des rangs de la psychanalyse et de la psychologie. Ces deux sciences médicales nouvelles présentent d’ailleurs pour point commun d’organiser l’histoire psychique de l’individu autour de la sexualité. Ce faisant elles font de la jouissance le garant de l’équilibre individuel. Qui dit «bien baiser», dit «bonne santé». Autrement dit : jouir et consommer plus longtemps.

Consommer, baiser, revendiquer ce droit. Et le tour est joué…

Au XIXe siècle, «des psys et autres conseillers représentant désormais un secteur économique considérable, se mirent à affirmer haut et fort qu’une vie sexuelle épanouie était essentielle au bien-être, se moque Eva Illouz. Le passé et l’avenir de tout un chacun gravitaient désormais autour de la sexualité. Le moi non seulement se faisait à lui-même le récit de son histoire propre en tant qu’histoire sexuelle, mais il faisait également de la sexualité, comme pratique et comme idéal, le telos de ce récit.» Continuant l’historique, la sociologue ajoute qu’avec la révolution opérée par le féminisme des années 1960, la sexualité devint non seulement bonne pour la santé, mais politiquement correcte. «Le plaisir sexuel devint un moyen d’affirmer l’accès des femmes à une pleine égalité avec les hommes, faisant ainsi de la sexualité la dépositaire d’une affirmation positive –voire morale– du moi. Le mouvement homosexuel contribua encore plus à mettre en parallèle sexualité et droits politiques : le choix, l’auto-détermination et l’autonomie.»

Etre sexy pour faire la guerre

Il pourrait semble spécieux qu’Eva Illouz assimile ainsi consumérisme et libération sexuelle, en désignant Freud, les féministes et les communautés LGBT comme responsables de ce qu’elle nomme «La grande transformation de l’amour». Son discours frôle parfois la diatribe ambiguë, surtout quand elle évoque la «marchandisation des corps», mais la sociologue s’en défend : «Ce livre peut passer pour un acte d’accusation contre l’amour tel qu’il est vécu dans la modernité, dit-elle. Mais il serait bien plus utile de le considérer comme une tentative de contrer l’idée selon laquelle […] la sexualité serait source de bonheur et d’accomplissement de soi.» La réalité, ainsi qu’elle le démontre, est toute autre : hommes et femmes, désormais, «rivalisent entre eux pour obtenir les partenaires les plus désirables.» Il n’est question ni de s’en réjouir, ni de s’en attrister, mais de comprendre que le phénomène est vecteur d’innombrables tensions et d’inégalités. Tout le monde ne peut pas prétendre au statut de bombe sexuelle.

Sois érotique

Pour trouver un(e) partenaire maintenant, il faut afficher un CV de pornstar : l’endurance, les talents ou les dons secrets participent des «nouveaux modes de reconnaissance. Comme dans tous les champs sociaux, le succès consolide le statut social et renforce l’estime de soi.» Mais la compétition fait rage et les inégalités frappent la frange des «mal-baisé(e)s», grands perdants de cette guerre sur le marché matrimonial. Les filles non-érotiques ne trouvent pas «preneurs». Les garçons non-chauds sont ostracisés. Le pire, c’est qu’il n’existe aucun refuge pour ces SDF du sexe : entrer en religion ? La vocation de nonne ou de moine n’est plus synonyme d’héroïsme, car notre époque a banni l’idéal même du non-jouir. Ne pas être sexuel, maintenant, semble si peu légitime que les laissés-pour-compte du système tentent –pour certains– de justifier leur «asexualité» en disant qu’il s’agit d’un équivalent de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité : autrement dit d’une «autre» forme de sexualité. C’est bien le comble de l’ironie qu’on ne s’accorde même plus le droit d’être juste abstinent. L’abstinence n’est plus considérée comme une option de vie légitime. Quant à la virginité… Passé 25 ans, cela devient une maladie honteuse.

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A LIRE : Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, éditions Seuil, 2012.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Pour en finir avec l’asexualité»

Vous cherchez un homme ? Soyez sexxxxxxy

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Vous cherchez un homme ? Soyez sexxxxxxy

Les femmes au XIXe siècle étaient considérées comme attirantes en raison de leur beauté, qu’elle soit physique ou spirituelle. Au XXIe siècle, maintenant, il faut être «cul», sentir le «sexe» et afficher 1003 «conquêtes»… pour trouver bague au doigt.

Au XIXe siècle, «l’attrait sexuel en tant que tel ne représentait pas un critère légitime pour la sélection du partenaire.» Dans Pourquoi l’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz explique comment le sex-appeal en est venu à désigner l’essence d’une personne et surtout à représenter le facteur décisif en matière de choix amoureux. C’est ce qu’elle appelle «la grande transformation de l’amour», c’est-à-dire le virage à 90° concernant tout ce qui touche au sexuel. La capacité à susciter l’excitation est devenue, dit-elle, «le critère central de sélection d’un(e) partenaire», au point de devenir l’équivalent d’une vertu morale. Peu importe qu’on soit trop maigre ou trop grosse. Si on est sexy, on dispose d’un atout supérieur. Sophia Loren disait : «Etre sexy, c’est une qualité personnelle, qui vient de l’intérieur. C’est quelque chose qui est en vous, ou qui n’y est pas, et qui n’a vraiment pas grand-chose à voir avec la poitrine, les cuisses ou la moue dessinée par vos lèvres.»

Sans sexy, pas de salut

Maintenant «être attiré sexuellement par quelqu’un est devenu une condition sine qua non du lien amoureux», dit Eva Illouz. Elle en veut pour preuve l’étonnante propension des médias à glorifier le «sexy», mot synonyme de «charme», ayant valeur de formule magique. Certainement, la femme idéale c’est celle avec qui tous les hommes se sentent «mâles». Comme s’il fallait justifier ce discours (encore trop osé ?), de nombreuses revues féminines mentionnent l’existence d’études pseudo-scientifiques, censées servir de caution. En 2010, il est ainsi possible de lire dans la presse des titres du style : «Vous êtes habillée élégante et sexy ? La faute aux ovules». On y apprend que «Les femmes en période menstruelle font davantage attention à leur look pour augmenter leurs chances de séduire.» Traduction : le sexy vient des gènes (ou des hormones, même chose).

«Lorsqu’elles ovulent, ces dames achètent des articles aguicheurs»

Détail révélateur : c’est une «étude marketing», réalisée par «l’école de gestion» de l’Université du Minnesota, qui le dit. Faut-il s’y fier ? Bien que l’étude en question présente toutes les apparences d’un discours vendeur «arrangé» en fausse-vérité, les journalistes se contentent en général d’en reproduire le contenu, sans aucune distance critique. «L’enquête visait à étudier les liens entre pulsions d’achats et facteurs hormonaux. Les résultats ont été publiés récemment dans le Journal of consumer research. Ils sont saisissants. Il apparaît en effet que, lorsqu’elles ont leurs périodes d’ovulation, les femmes s’habillent mieux. Elles achètent aussi des habits et des accessoires plus affriolants. Evidemment, pour attirer un partenaire. Mais pas seulement. Il s’agit surtout d’impressionner et de décourager les rivales. Tout cela se joue dans l’inconscient. Les résultats de l’enquête n’étaient pas les mêmes pour les femmes qui alors n’avaient pas leurs règles.»

Etre «plus désirable que la concurrence»

«Ce désir qu’ont les femmes, au moment-clé de leur fécondité, de choisir inconsciemment des articles qui mettent en valeur leur apparence est nourri par leur désir d’être plus séduisantes que leurs rivales, affirme Kristina Durante, l’auteure de l’étude, qui a interrogé 269 femmes. Si vous être plus désirable que la concurrence, vous avez plus de chances d’être retenue», résume-t-elle. Il est certainement bien pratique, pour les 269 américaines qui composent le panel, d’attribuer «la faute» aux ovules. Qu’en déduire ? Que les «élans d’achat portés par le cycle ovarien» (sic) passent mieux dans notre culture, parce qu’ils renforcent l’idée préconçue selon laquelle les femmes sont biologiquement «faites» pour séduire les hommes et se mettre en compétition les unes avec les autres, sur le marché très disputé des époux.

L’amour : de la «réaction physio-chimique involontaire» ?

Eva Illouz ne cite pas cette étude, mais se contente –en une pichenette– d’en dénoncer les présupposés. «Cette réduction de la quête amoureuse à une chimie cérébrale a pour résultat la disparition d’une conception mystique et spirituelle de l’amour et son remplacement par une nouvelle forme de matérialisme biologique», dit-elle. A ses yeux, les experts en marketing et les pseudo-spécialistes de la chimie humaine marchent main dans la main : ils oeuvrent au nom d’une société uniquement préoccupée de confort matériel et de «bien-être». Dans cette société-là, les individus ne sont que des consommateurs et leur quête existentielle peut facilement être ramenée aux dimensions d’une formule rassurante. «Lingerie sexy = production de phényléthylamine». Le bonheur à portée de bourse, donc. L’amour réduit à un mécanisme

Le désir comme métaphore sociale

Il faut se méfier des «explications scientifiques», ajoute Eva Illouz, car elles tendent à naturaliser des inégalités qui n’ont rien de naturel ni de normal. Dans notre société obsédée par le champ sexuel, les hommes, mais surtout les femmes, se doivent d’être sexy, désirables, attirant(e)s, excitant(e)s. Pourquoi ? Parce que le désir sexuel est devenu la métaphore opérative de la consommation. La collusion des termes appartenant aux registres a priori très différents de l’amour et de l’économie marquent bien cette «confusion», typique de notre époque : pour être sexy, il faut augmenter son «capital érotique» (sic), faire son «marché en ligne» sur des sites de rencontre et monter des «plans séduction» à coup d’achats ciblés : produits de beauté, suppléments vitaminés, articles de fitness et même… prothèses de sein.

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A LIRE : Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, éditions Seuil, 2012.


Mystiques et masochistes : même combat ?

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Mystiques et masochistes : même combat ?

Dans un ouvrage encore en cours d’écriture intitulé “L’Eros mystique”, l'écrivain Philippe Guenin propose un choix de textes mystiques commentés et sélectionnés de façon volontairement subjective, à l’aune de sa reflexion sur le masochisme.

En avril 1560, Thérèse d’Avila –alors âgée de 44 ans– voit apparaître un ange à sa gauche, c’est-à-dire une créature très belle «au visage embrasé». Ainsi qu’elle le raconte dans Le Livre de la vie : «Je voyais entre ses mains un long dard en or dont la pointe, je crois, était un peu en feu. Plusieurs fois il me sembla qu’il le rentrait dans mon cœur et l’enfonçait encore jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait, on eût dit que le fer les arrachait tout, me laissant entièrement consumée d’amour de Dieu.» Philippe Guénin, le traducteur, demande : «Cette Transverberación –la plus extrême des expériences extatiques jamais vécues par Teresa– que nous révèle-t-elle clairement-crûment ?». Le mot Transverbération est emprunté au latin transverberare : «transpercer», «traverser de part en part». S’appuyant sur la suite du texte écrit par la sainte, Philippe Guénin souligne la violence du phénomène. De fait, ainsi que Thérèse d’Avila le dit elle-même, il n’est pas anodin d’être ainsi «traversée» : «La douleur était si vive que je gémissais, et si excessive la suavité de cette douleur qu’il n’était plus possible d’en désirer la fin, ni pour l’âme de se contenter qu’en Dieu seul. C’est une douleur spirituelle et non corporelle, bien que le corps ne manque pas d’y avoir part, et même beaucoup.»

«L’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal»

Dans sa dimension charnelle, l’extase de la sainte a quelque chose de presque choquant. Les termes qu’elle emploie sont trop suggestifs : «Oh ! combien de fois, livrée à ces suaves tourments», Thérèse d’Avila se pâme et succombe à ce qu’elle nomme elle-même «de grands ravissements» au cours desquels «Notre-Seigneur s’empare de [s]on âme» et la fait entrer «promptement dans la jouissance» ? Comment comprendre ces transports de l’âme et ces démonstrations de «l’amour excessif que le Seigneur lui porte» ? Le neurologue Gilles Huberfeld affirme que ces extases s’apparentent à des crises épileptiques impliquant le lobe temporal droit. Cependant, cette hypothèse n’explique pas tout… Il s’avère en effet que lorsque Thérèse meurt –dix ans après sa Transverbération– sa dépouille suscite de grandes curiosités. La sainte a rendu l’âme dans ce qu’il est convenu d’appeler «la nuit du 4 au 15» octobre 1582, durant laquelle le monde catholique adopte le calendrier grégorien. Ses dernières paroles sont : «L’heure désirée est venue. Il est temps de nous voir, mon Aimé, mon Seigneur.» Elle est inhumée dans La Chapelle de son monastère, à Avila. Mais le trafic des reliques fait fureur à l’époque. Son cadavre est déterré puis dépecé, au moins à cinq reprises : oeil, main, pied, bras, chacun se sert. Surprise, lorsqu’elle est exhumée, chaque fois, tous constatent que son corps, intact, embaume.

Le coeur incorrompu de la sainte

Neuf ans après sa mort, «En 1591, l’évêque de Salamanque, alerté par le parfum qui continue de se répandre, fera une nouvelle fois exhumer le corps. Il est venu avec des médecins qui constatent qu’il n’est toujours pas corrompu. Alors l’évêque décide d’une autopsie, pour s’assurer qu’il n’a pas été embaumé» (source : Christiane Rancé). On retire le coeur sur lequel on constate une cicatrice étonnante. Les témoins observent que son coeur porte «une grande plaie qui le traverse de part en part, et deux ou trois autres plus petites.» (Source : Wikipedia). Ils ajoutent que ces plaies paraissent «avoir été faites avec un fer chaud, puisque l’entrée sembl[e] être brûlée.» Une blessure au cautère ? Thérèse d’Avila garde donc à jamais la marque de ses noces divines. Son coeur se trouve maintenant dans un reliquaire de cristal qu’on peut toujours «admirer» au monastère d’Alba de Tormes.

«Bouffées de rêverie propres à la religiosité aiguë des mystiques»

Dans son projet de livre L’Eros mystique (pour l’instant en cours d’écriture), Philippe Guénin ne parle pas du coeur de la sainte : après tout que sait-on vraiment de la fiabilité d’une «autopsie» pratiquée au XVIe siècle dans un contexte de ferveur accrue par de basses convoitises ? Il s’abstient prudemment d’évoquer les marques divines post-mortem, concentrant ses efforts sur les visions des saintes, telles que celles-ci les évoquent avec des mots qui frisent le délire. Son ouvrage, qui devrait paraître d’ici quelques mois, rassemble les plus beaux témoignages de ces bienheureuses dont certaines ne furent pas reconnues par l’église voire pire : certaines furent tout simplement enfermées à l’asile, reconnues comme malades mentales par les aliénistes qui avaient pris la place des prêtres. Curieusement, bien qu’il reconnaisse lui-même l’inaptitude des autorités médicales à saisir la grandeur de ces femmes et bien qu’il accorde à leurs effusions poétiques la valeur d’une parole surnaturelle, Philippe Guénin s’interroge sur leur charge de «masochisme exacerbé».

Les passionnées de la Passion étaient-elles algolagnes ?

Il cite Théodore Reik qui assimile platement la foi chrétienne à une «glorification du Masochisme». Il cite aussi Krafft-Ebing (inventeur des mots sadisme et masochisme) qui décrit «l’extase masochiste» comme un état d’exaltation dans lequel une personne, par les douleurs qui lui sont infligées, «se noie dans la volupté». Philippe Guénin argumente : et si c’était vrai ? Et si ce genre d’extase confinait au vertige pervers ? «L’image de Dieu chez le mystique étant si fortement «libido-active», elle lui “infuse de l’être”, elle l’anime jusqu’à l’extase, et elle peut lui faire halluciner Dieu en Personne…», dit-il, allant jusqu’à suggérer que les expériences des mystiques – «transports neuro-extatiques, transes libidinales, transverbérations orgasmiques, crucifiements psycho-physiques» – relèvent d’un excès passionnel, profondément humain, pour UN DIEU QUI FAIT JOUIR… DE SOUFFRIR. Son ouvrage n’étant pas achevé, la reflexion demeure en suspens. Rendez-vous en 2018, lorsque le livre sera publié.

Le selfie, c’est porno ?

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Le selfie, c’est porno ?

Dans un manifeste intitulé “Pornoculture”, deux chercheurs font du selfie une pratique typiquement porno. Pourquoi ? Parce qu’elle rend public ce qui relève du privé. Ce faisant, elle met en danger les valeurs fondatrices de l’humanisme, disent-ils. Vraiment ?

Dans un manifeste au style léger et trépidant –Pornoculture, publié aux éditions Liber–, Claudia Attimonelli, sémioticienne (Université de Bari) et Vincenzo Susca, sociologue de l’imaginaire (Université de Montpellier) s’amusent à décrypter «toutes les formes d’exubérance festive placées sous le signe du plaisir et de l’ivresse» qui contribuent à la propagation du porno dans nos vies. Porno le bracelet connecté qui permet de partager des données personnelles. Porno le selfie posté sur Tweeter dans «une spirale où seuls ceux qui engendrent l’excès font parler d’eux.» Porno tous ces partages de photos de stars qui mettent à nu l’individu…

Le porno : un anti-humanisme

On pourrait croire que l’ouvrage Pornoculture se veut critique au sens moral du terme. Mais non. Pour ses deux auteurs, au-delà de tout jugement, le porno se définit comme une vaste entreprise de démolition d’un idéal maintenant périmé (et tant mieux ?) : celui de l’humanisme. Tout commence vers le XVe siècle. L’humanisme émerge progressivement en Europe, à la faveur du perfectionnement scientifique de la perspective et de l’imprimerie qui introduisent la mise à distance entre l’homme et le monde. Il s’inscrit «dans l’intention déclarée de placer l’homme au centre du monde et d’en faire —comme l’écrivait Descartes dans son Discours de la méthode— le “maître et possesseur de la nature.» L’humanisme «consacre le rôle cardinal de l’être humain dans l’univers, sa propension à devenir la mesure de toute chose en se fondant précisément sur la possibilité d’isoler, de contrôler et d’analyser, sur la base des canons de son propre corps, tous les objets qui l’entourent, désormais considérés comme une grande abstraction scientifique, mathématique et esthétique — une chose se prêtant à la manipulation.» L’humanisme opère une coupure entre l’homme et la création.

Le porno : une forme de résistance à l’ordre du progrès et de la raison

L’humanisme impose à l’homme de nouvelles normes : disjonction, dissociation, rationalisation. Il s’agit d’être à distance du cosmos mais surtout de soi-même, pour enfin devenir libre (sic), seul responsable de son destin, souverain de soi-même. Ce qui suppose beaucoup de sacrifices : il faut désormais se contenir, maîtriser ses appétits, réguler ses désirs, bref «reléguer passions, sentiments et rêves en marge de la vie quotidienne (dans la nuit, la sphère privée, les anfractuosités urbaines…)». Voilà pourquoi le porno apparaît : pour faire contrepoids aux restrictions que l’idéologie progressiste impose. Ainsi que Claudia Attimonelli, et Vincenzo Susca l’expliquent dans Pornoculture, «l’émergence outrageuse du porno» est, tout d’abord «une réaction minoritaire et tendanciellement secrète — de la part d’initiés, de rebelles, de dandies ou de figures anomiques — contre les injonctions religieuses, sociales et morales les plus sévères issues de l’éthique protestante.» Pour le dire plus clairement : le porno, basé sur la dépense effrénée des liquides sexuels, est le revers d’une société obsédée par le self-control et par le «placement en bourse». Le porno est l’envers de l’humanisme, sa face obscure, son double antithétique, son ombre ricanante.

Le porno : ou comment se démettre de son libre-arbitre

Renversant les valeurs humanistes en leur exact contraire, la scène porno telle qu’elle se développe, ne cesse de mettre en scène un sujet qui se perd ou qui perd les pédales, «dans quelque chose de plus grand que lui-même» : ses limites sautent. Dans l’univers porno, l’individu n’est plus protégé par aucun vêtement, ni par aucune frontière. Tous ses trous sont visités, toutes ses zones explorées face à la caméra. Faisant allusion à la célèbre formule de Descartes «je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit» (cogito ergo sum, in arcem meum), les chercheurs expliquent : dans l’univers porno, «la forteresse de l’esprit qui protégeait l’individu, et d’où il gouvernait à distance le monde, laisse place aux pièces, pistes et vitrines d’une scène pulsante où il n’y a plus de respiration, mais seulement de la chair, des pores et de la sueur entre sujets et objets, entre sujets et sujets, entre médias et vie quotidienne.» Dans l’univers porno, l’individu se laisse submerger : son Moi aboli, son libre-arbitre avili, il renonce (avec soulagement) à être différent des autres et sombre au sein d’un magmas charnel ou d’un excitant réseau collectif. Ouvrant des perspectives de réflexion inédites, Pornoculture pousse plus loin : si le porno est transgressif, dit-il, c’est parce qu’il bafoue les valeurs humanistes bien plus que les interdits judéo-chrétiens. Le porno montre des hommes et des femmes dépersonnalisés, bestialisés, dépossédés d’eux-mêmes. On ne sait même pas leur nom. Ce ne sont plus des individus, mais des pions au service d’une célébration qui vise la perte des liquides et des identités. Scandale.

Le porno : comme une drogue, il aide à se fondre dans la masse

Rien de plus proche du porno que la drogue ou ces addictions (le mot est à la mode) dont un nombre croissant d’individus font leurs délices… Ainsi que le soulignent les deux chercheurs : «Les addictions multiples qui […] s’imposent dans les pratiques de la vie ordinaire, constituent en réalité le témoignage le plus flagrant du fait que le mythe de l’autonomie individuelle est désormais révolu, pour le meilleur et pour le pire. Il est même urgent de reconnaître que la gratification la plus désirée lorsqu’on fait usage de substances stupéfiantes […] est inversement proportionnelle à la sauvegarde de la conscience individuelle, tandis qu’elle est cautionnée par un état d’indistinction entre le moi et l’autre, entre la raison, le corps et le rêve, état proche de l’ordo amoris en ce qu’il détient de plus fusionnel et de plus confusionnel.» Allant plus loin dans leur analyse, les deux chercheurs affirment que le porno vise bien plus que les extases globales et indifférenciées : il vise la mort du Moi. Peu importe le moyen. Voilà pourquoi les vidéos de crash (corps emboutis dans des voitures concaténées) sont considérées comme obscènes et assimilées à du porno. Elles sont aussi obscènes que les images suintantes de films de zombis. Les individus qui font corps avec des machines, les foules de morts-vivants décérébrés et les photos du site Beautiful Agony, qui montrent les visages d’inconnu(e)s en train de jouir participent tous de la pornoculture pour cette même raison qu’ils célèbrent la perte de toute maîtrise sur qui nous sommes.

Selfie : self-sacrifice ou soi-crifice ?

Le porno est une culture de la mise à mort du Moi. C’est donc forcément une culture violente, qui célèbre des sacrifices comme autant de «belles agonies» : «le sujet, avec sa privacy, est le premier veau sacrifié par les rites de la socialité électronique dans toutes ses déclinaisons», expliquent les chercheurs, qui questionnent : «qu’est-ce que le selfie, sinon une pratique de gai sacrifice de soi, un libidineux soicrifice» ? Pour Claudia Attimonelli, et Vincenzo Susca «l’exposition apparemment narcissique du sujet constitue en fait le don de soi à un réseau de contacts […]. Le geste de s’immortaliser pour offrir son image au public […] avalise moins l’exhibition spectaculaire d’une personnalité que la reddition presque définitive de soi à l’autre, confirmant ainsi que, aujourd’hui plus que jamais, je est autre (Rimbaud) ; et même, je est sous le regard et surtout entre les mains de l’autre.» Il y a une forme de renoncement dans les selfies, expliquent les chercheurs, pour qui cet «acte fondateur de l’existence électronique» (le partage en ligne d’auto-portraits) consiste à se dissoudre dans la Toile comme dans une gigantesque orgie. On prend son pied, oui. Parce qu’au sein de l’orgie, tout le monde est interchangeable. Comme disait Bataille (L’Erotisme) : «non seulement l’individualité propre est submergée dans le tumulte de l’orgie, mais chaque participant nie l’individualité des autres.» Disparaître, se décharger de son Moi, lâcher prise… Enfin.

Mais est-ce si facile ? La suite au prochain article

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A LIRE : Pornoculture. Voyage au bout de la chair, de Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca, éditions Liber, avril 2017.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE PORNO ET LA soi-disant LIBERATION SEXUELLE : «Esthétique du sperme»,«Faites-vous le compte de vos orgasmes?», «Quels tabous le porno transgresse-t-il ?», «A quoi sert le porno?», «Existe-t-il encore des tabous dans le porno ?», «Y’a-t-il un lien entre le porno et l’orgasme ?»,«Gynéco-logique: comment Gutenberg a changé le monde«

L'homme qui voulait "soigner par l'orgasme"

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L'homme qui voulait "soigner par l'orgasme"

Il voulait libérer l’humanité par la jouissance. Il est mort en prison. Wilhelm Reich se comparait à Jésus-Christ (encore un). Comme lui, il a été cloué sur une croix… mais ses idées sont devenues notre crédo. Qui était ce gourou ?

«La chasteté, c’est mauvais pour la santé.» Cette pseudo-vérité, que l’on répète aujourd’hui comme une évidence, est l’idée maîtresse de Wilhelm Reich (1897-1957), dont tous les mouvements libertaires du XXe siècle ont fait leur maître à penser. Curieusement, alors que la plupart des médecins reprennent en coeur cette théorie, ils en désavouent l’auteur. Reich sent le soufre : «On l’a soit considéré, […] comme un “psychiatre fou”, soit comme le leader d’une secte ou d’un culte sexuel», explique Andreas Mayer. Dans un article intitulé Du Divan à la boîte à orgone (publié dans le numéro 67 “Jouir ?” de la revue Terrain), Andreas Mayer retrace le parcours atypique de ce génial disciple de Freud devenu fou (?) : vers la fin de sa vie, Reich invente toute une série d’instruments pour guérir le cancer ou faire tomber la pluie, puis meurt d’une crise cardiaque en prison. Drôle de parcours.

Faut-il s’assoir derrière ou devant le patient ?

Tout commence avec une dispute autour du «divan». «L’aménagement du dispositif psychanalytique, dans sa forme dite classique et bien connue, place l’analyste dans un fauteuil, derrière le patient lui-même allongé sur un lit de repos ou un divan.» La cure psychanalytique repose sur l’asymétrie : le patient parle à un médecin invisible, souvent silencieux, qui le regarde et l’écoute. Lorsqu’il met au point sa technique, Freud fait l’impasse sur les corps, qui sont immobilisés dans des postures propices à la mise en contact des inconscients. «Pourvu que “ça” parle», résume Andreas Mayer, c’est tout ce qui compte. «L’interdiction de toucher le patient ou d’avoir des rapports sexuels avec lui (la règle d’abstinence) trouve selon Freud sa justification dans le fait que celui-ci ne peut que s’attacher à son analyste». Lorsqu’il interdit tout rapprochement physique entre le médecin et le patient (et cela dès 1905 avec ses Trois Essais sur la théorie sexuelle), Freud fait la révolution. Jusqu’ici, les savants traitaient les malades en les auscultant, en les manipulant, en les hypnotisant, au besoin. Désormais, le médecin doit tenir le corps à distance.

Reich appuie l’analyse sur le langage corporel

Reich a 22 ans lorsqu’il rejoint les institutions psychanalytiques. Il devient le plus jeune collaborateur intégré au cercle intime de Freud, à Vienne. Dès le milieu des années 1920, il dirige le séminaire technique de la Société viennoise de psychanalyse. Sa contribution est énorme : ayant le désir réhabiliter le corps en psychanalyse, il s’intéresse tout autant, sinon plus, au langage corporel des patients qu’à leurs paroles. Il détecte les mensonges dans une crispation du visage et les non-dits dans un regard de biais… Un patient témoigne : «Sa faculté à détecter le moindre mouvement, la plus légère inflexion de la voix, le plus subtil changement dans l’expression, était sans commune mesure…»Andreas Mayer résume : «Au lieu de se borner à interpréter ce que le patient dit au cours de la séance, Reich s’installe en face de lui pour observer et décrire sa posture de façon minutieuse : c’est ainsi qu’il peut corriger par des interventions directes les crispations musculaires qui sont selon lui l’expression directe d’une angoisse névrotique et d’une “stase libidinale”.» Reich non seulement s’assoit en face des patients mais décrypte leurs signaux corporels, mettant à mal les règles mises au point par Freud.

La répression sexuelle, moteur de l’esclavage des masses

Reich ne se contente pas de bouleverser le dispositif de la cure. Il défend une idée que Freud a abandonnée, attaquant de front les positions du maître. En 1908, Freud disait «La morale sexuelle “civilisée” est la maladie nerveuse des temps modernes» (2), soulignant «l’influence nocive» de cette répression exercée par la société. Mais Freud change d’avis : l’individu doit apprendre à subordonner sa sexualité aux exigences de la civilisation, dit-il. Sans refoulement, pas de vie sociale, ni d’évolution culturelle. Reich n’adhère pas à cette théorie. Pour lui, le refoulement –générateur de névroses– fait le lit des tyrannies. L’ordre capitaliste, dit-il, repose tout entier sur la répression sexuelle, qui permet d’obtenir la soumission des individus. L’émancipation du peuple doit passer par sa libération sexuelle. En 1931, il fonde à Berlin l’Association pour une politique sexuelle prolétarienne (SEXPOL) qui attire plus de 100 000 adhérents et donne des consultations gratuites. En 1933, il publie Psychologie de masse du fascisme, insistant sur le lien qui unit les névroses et la «peste émotionnelle» à l’origine du fascisme (3). Comble de l’ironie, il est expulsé du Parti communiste allemand en 1933, au moment même où la NSDAP met sa tête à prix.

Libidométrie : mesurer le fluide sexuel

1933, c’est aussi l’année qui marque son exclusion de l’association psychanalytique internationale. Chassé de l’Allemagne nazie, il fuit d’abord en Autriche, puis au Danemark et en Suède avant d’atterrir en Norvège où il se livre à «des expériences inédites», ainsi décrits par Andreas Mayer : dans son laboratoire, des cobayes branchés sur des appareils de mesure «sont invités à se masturber ou à se laisser stimuler par des baisers, des attouchements, etc», tandis que Reich, dans une autre pièce, enregistre les oscillations enregistrées par les électrodes. Reich est alors persuadé que l’orgasme plaisant (le bon orgasme) dégage une énergie qu’il assimile à de l’électricité. «Selon sa fameuse doctrine, l’orgasme constitue la source vitale des individus et des sociétés, contenant la promesse d’une transformation profonde de celles-ci : c’est par la libération de la “puissance orgasmique” qu’adviendra la “révolution sexuelle”». Pour aider ses patients à se libérer (faire sauter leurs inhibitions), il met ensuite au point une technique inédite – la végétothérapie – qui consiste pour le médecin à masser le patient allongé nu devant lui. Il ne s’agit pas de faire jouir le patient, mais… presque.

Et si ce fluide s’appelait… l’orgone ?

«Etape suivante et finale de son parcours, qui se déroule en Norvège pour s’achever aux États-Unis, Reich crée le dispositif qui le rendra mondialement célèbre mais qui scellera sa chute : l’accumulateur d’orgone.» Vers 1939, Reich change en effet d’avis concernant la nature de ce fluide sexuel qu’il s’efforçait jusqu’ici de traquer à l’aide d’oscillographes… Ce n’est pas de l’électricité. Et si cette énergie relevait d’une substance encore inconnue ? Il la baptise «orgone». Il affirme que l’orgone est l’énergie de la vie elle-même. Il devient le fondateur de l’ergonomie, «une fringe science pratiquée sur le campus d’Orgonon dans le Maine – où Reich a érigé sa propre station d’observation.» C’est là, dans cette grande propriété du Maine achetée en 1945, entre les vastes parterres de fleurs et le panorama des montagnes, que Reich met au point des canons nommés «Cloudbusters» (brise-nuages) et «DOR busters» (extincteurs de Radiations Orgone de Mort), machines censées disperser l’énergie négative des nuages, dont le fils de Reich prétend qu’il s’est servi, un jour, pour pourchasser une soucoupe volante (4)…

C’est là surtout que sont fabriquées les boîtes à orgone, dont je vous parlerai dans le post suivant.

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A LIRE : Terrain n°67, Jouir ? coordonné par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola et Agnès Giard. Revue dirigée par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. En librairie depuis le 10 mai 2017. En vente en ligne ici.

Cette revue présente pour particularité d’être imprimée comme une revue d’art et distribuée auprès du grand public afin de diffuser la recherche académique.

Notes

(1) Life in Orgone Boxes, de Burroughs, 1977, p. 59.

(2) La vie sexuelle, Sigmund Freud, PUF 1969, p. 31

(3) Il est assez drôle de constater que le NSDAP partage pourtant largement les idées de Reich concernant l’éducation sexuelle des jeunes et l’aspect nocif du refoulement… Lire à ce sujet : Reich, le grand prosélyte de l’orgasme (Slate, Peter D. Kramer, 2011)

(4) À la recherche de mon père : rêves éclatés, de Peter Reich, Albin Michel, 1977 (A Book of Dreams, Harper & Row, NY, 1973).

Orgasmotron : de l'extase en boîte ?

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Orgasmotron : de l'extase en boîte ?

Dans les années 1940-50, les adeptes de la libération sexuelle s’enferment dans des boîtes appelées «accumulateur orgone», qui permettent –disent-ils– de jouir sans les mains. Woody Allen en fait (sous le nom d’orgasmotron) un vaste sujet de plaisanterie.

L’histoire de l’orgasmotron remonte à 1927. Un jeune médecin autrichien publie La fonction de l’orgasme, illustré de «diagrammes de l’acte sexuel avec puissance orgastique». Persuadé que les névroses sont provoquées par les inhibitions, Wilhelm Reich demande à ses patients de transcrire en schémas leurs orgasmes afin de démontrer qu’il y a les bons orgasmes (les orgasmes hétérosexuels, obtenus par pénétration vaginale uniquement) et les mauvais orgasmes (masturbation, pénétration anale, coït interrompu ou «coït onaniste» accordant «trop» de place aux préliminaires). Les mauvais orgasmes créent de la frustration. La frustration crée à son tour de l’agressivité. L’agressivité dégénère en perversion, sadisme ou hystérie. Pour Wilhelm Reich, il est donc important de jouir, mais attention : «jouir sain». Etablissant un lien entre frustration érotique et oppression sociale, Reich décrète qu’il est nécessaire de faire l’amour suivant des règles précises, afin d’en finir avec l’oppression (sic)… Le coït idéal, dit-il, doit non seulement être synchronisé (l’homme et la femme jouissent en choeur), mais exclure toute forme de dispersion : il est interdit de rire, de parler ou de se caresser l’un l’autre. Si les partenaires respectent ces règles, ils bénéficieront d’une bonne santé et la société se transformera en Jardin d’Eden.

L’orgone est bleue, comme la vie elle-même

Reich, cependant, n’a aucune preuve de ce qu’il avance. A partir de 1934, il essaye de quantifier l’énergie libérée dans l’orgasme. William Burroughs raconte : «Wilhelm Reich fut, je crois, le premier chercheur à […] mesurer la charge électrique d’un orgasme, le premier à corréler ces mesures avec l’expérience subjective du plaisir et du déplaisir. Il y a l’orgasme plaisant, qui ressemble à un graphique de ventes, et le déplaisant, qui chute comme le Dow Jones de 1929» (Ma vie dans des boîtes à orgone, 1977). Dans un ouvrage critique intitulé L’Amour libre, Michel Brix résume : «après avoir pensé qu’il s’agissait d’une forme d’électricité (à la fin de sa vie, il l’apparentera plutôt à l’éther), Reich affirma qu’il avait réussi à voir l’orgone (elle serait de couleur bleue) et à l’accumuler dans des boîtes ; il prétendit en effet que cette force était tangible, qu’on pouvait l’observer au microscope et enregistrer son action à l’aide de thermomètres, d’électroscopes, d’oscillographes, de compteurs Geiger-Mueller et d’amplificateurs électroniques

Les visions vitalistes de Reich : un poème cosmique

Mais Reich était aussi un poète. Il assimilait Dieu à l’Énergie Vitale Cosmique. Pour lui, l’orgone imprégnait l’univers tout entier. Il percevait la puissance de l’orgone dans les mouvements de la voûte céleste. «La gravitation universelle n’existe pas ; les étoiles, le soleil et les planètes flottent dans un océan d’orgone, explique Michel Brix. Ainsi Reich vit de l’orgone partout : dans le ciel, dans les nuages, dans les mers. Il se livra à des expériences et à des études des plus curieuses, photographia des aurores boréales en indiquant “qu’il s’agissait de deux courants orgoniques accouplés et éprouvant un orgasme cosmique”, établit que les ouragans, comme les nébuleuses, étaient causés par l’étreinte de deux flux d’orgone, expliqua par celle-ci les dérives galactiques, tenta d’utiliser l’orgone pour combattre les radiations atomiques, mit au point des systèmes qui devaient dissiper les nuages…» Pour donner du crédit à ses idées, Reich publiait sans cesse des articles d’allure scientifique sur ce qu’il appelait ses «découvertes» : HIG, DOR, Melinor, Uror, Or… Parmi ses inventions les plus étonnantes (et populaires), il y eut surtout l’accumulateur.

La mode des boîtes ébranle New York

L’accumulateur est «un instrument assemblé et agencé matériellement de telle sorte que l’énergie vitale présente dans l’atmosphère de notre planète puisse être recueillie, accumulée et rendue utilisable à des fins scientifiques, éducatives et médicales», explique Reich (1951, The orgone energy accumulator). Concrètement, c’est une boîte dont l’extérieur est constitué de matière organique (en bois, par exemple) et l’intérieur tapissé d’une couche métallique. Cette boîte dans laquelle il est possible de s’asseoir ou de tenir debout, doit permettre de se «recharger». Ces boîtes devinrent très populaires dans les cercles artistiques et intellectuelles de New York, en particulier parmi les membres de la Beat Generation : dans son livre In The Seventies, Barry Miles raconte qu’Allen Ginsberg lui racontait plein «d’anecdotes désopilantes de personnes se rechargeant dans des boîtes orgones avant une orgie.» Avec l’aide de ses disciples, Reich avait entrepris de fabriquer ces boîtes artisanalement.

1940 : le premier accumulateur domestique de l’histoire

Le premier accumulateur pour usage domestique date de 1940. «Au cours des années suivantes, les boîtes d’orgones connaissent un grand succès», raconte Andreas Mayer. Dans un article consacré à Whilelm Reich (Du Divan à la boîte à orgone publié dans Terrain 67), il note cependant que ces boîtes ne furent pas utilisées suivant «les directives données par l’inventeur.» Elles furent en effet transformées en «machine à jouir» et beaucoup d’artistes en fabriquèrent eux-mêmes sans forcément respecter les instructions que Reich avait mis au point (1). Barry Miles témoigne : «William Burroughs avait l’habitude de posséder un accumulateur. A vrai dire, le dernier accumulateur orgone dans lequel j’ai pris place – à l’entame des années 1990 – lui appartenait. Il le gardait au fond du jardin attenant à sa petite maison de bois, à Lawrence, Kansas, près de la mare aux poissons rouges et des araignées noires avaient envahi la structure artisanale garnie d’une fenêtre circulaire incrustée dans la porte. William aimait venir y fumer un joint et se recharger de cette bonne énergie orgone. Assis là, sans que ce soit le produit de mon imagination ou de ma concentration sur mon corps, impossible à dire, j’ai ressenti un léger picotement que bien avant, dans les sixties, quand je m’étais fabriqué ma propre boîte.»

Une boîte pour le fast-sex et l’instant-orgasm ?

Concernant William Burroughs, il s’en était fabriquée une petite, pour recharger localement son pénis «avec une bouteille de gaz, recouverte avec de la ouate et de la toile de sac […]. C’était un outil sexuel puissant. Les orgones jaillissaient du bec de la bonbonne. Un jour, je suis rentré dans le grand accumulateur et j’ai tenu le petit accumulateur au-dessus de mon membre et j’y suis parvenu tout de suite.» (Source: My Life in Orgone Boxes) Il peut sembler curieux que Burroughs ait pratiqué la masturbation à l’aide d’une bonbonne à gaz… L’époque était propice aux délires. Andreas Mayer cite un des disciples de Reich, Elsworth Baker : «L’orgonomie est devenue populaire à Greenwich Village parmi les Bohemians et les beatniks, en tant que philosophie de l’amour libre. Quant à l’accumulateur, il était utilisé comme un endroit pour jouir.» Henry Miller, Isaac Rosenfeld, Norman Mailer, Saul Bellow firent partie des nombreux adeptes de l’accumulateur. William Burroughs affirme que Cocteau lui-même aurait tenté ce genre d’expérience. Ces boîtes ne portèrent malheureusement pas chance à leur inventeur.

De la cabine aphrodisiaque à l’outil orgonothérapeutique

Il aurait été préférable qu’elles restent des orgasmotrons. Hélas. Reich se mit en tête d’inventer des cabines pour soigner les cancers et la schizophrénie. Michel Brix raconte : «Les malades étaient placés dans des cabines où une sorte de paroi métallique réfléchissante était réputée avoir emmagasiné de l’orgone : cette substance pénétrait le corps du patient et le guérissait, ou au moins était censée le guérir. Reich voulut commercialiser ces appareils et suscita ainsi une enquête de la Food and Drug Administration, à l’issue de laquelle il fut condamné pour charlatanisme et mourut en prison, le 3 novembre 1957, quelques mois après son incarcération.» Lorsque Barry Miles se rend en pèlerinage au Musée Wilhelm Reich, à Rangeley, dans le Maine, il note avec tristesse que la chambre à coucher de Reich, qu’il est possible de visiter, a été vandalisée de la façon la plus outrageuse. «Un double lit, ce simple grabat contre le mur, symbolisait à ce point les idées subversives de Reich que des vandales, entrés par effraction, avaient chié en plein milieu de la couche.»

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A LIRE : L’Amour libre, brève histoire d’une utopie, Michel Brix, éditions Molinari, deuxième édition revue et augmentée (deux articles consacrés respectivement à Michel Onfray et Houellebecq ont été rajoutés), 2016 [2008]. Ce livre constitue la suite d’un ouvrage publié en 2001 «L’Héritage de Fourier», dans lequel Michel Brix faisait déjà l’historique des utopies basées sur le principe de l’amour libre.

A LIRE : article Du Divan à la boîte à orgone (Andreas Mayer), dans Terrain n°67, Jouir? coordonné par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola et Agnès Giard. Revue dirigée par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. En librairie depuis le 10 mai 2017. En vente en ligne ici.

A LIRE : In the seventies, de Barry Miles, éditions castor Astral, 2016.

A LIRE EGALEMENT : «La machine à orgones existe toujours», «L’amour libre : une utopie aliénante ?», «Vive le péché originel, vive le mal» «La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?

Les pissotières : paradis perdu ?

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Les pissotières : paradis perdu ?

Ecrire un livre nostalgique sur les pissotières ? Marc Martin l’a fait. Dans un ouvrage illustré à la fois de photos érotiques et de documents rares –“Toilettes publiques, histoires privées”–, il dresse l’histoire d’un lieu qui inspira les plus grands écrivains.

Attiré par les fantômes et les fantasmes urbains, le photographe Marc Martin consacre aux pissotières un ouvrage inédit et chargé de mélancolie –Toilettes publiques, histoires privées–, qui ressuscite le souvenir de tout un pan d’histoire. Qui se souvient encore des petits édicules, qui parsemaient le vieux Paris ? «Ces phares urbains, insolites, abritaient discrètement, sans stigmates, tous les désirs du monde.» En préface de l’ouvrage, Joël Hladynink (dirigeant du groupe Gai-pied), rappelle avec lyrisme l’importance qu’ont pu avoir, pour toute une communauté, ces lieux d’aisance aux relents d’ammoniaque. «Les pissotières... Sales ? Infamantes ? Dégradantes ?». Oui et non. C’étaient des «lieux de passage» c’est-à-dire, par essence, des lieux d’initiation et de mystères. On y allait pour «l’attraction du danger», braver les interdits,affronter sa part d’ombre au hasard d’une rencontre.Dès 1913, l’écrivain Paul Lintier (qui va mourir peu après d’un éclat d’obus), écrit dans Les Pissotières magiques ou le rituel de la pluie«que la magie recule presque partout devant les progrès de la technique», mais que les pissotières résistent, même quand on les construit sous la terre, comme des lieux de dévotion où s’accomplissent d’occultes cérémonies.

«Oui, c’était bandant de se mater dans les chiottes»

PourMarc Martin, c’est là qu’il fait ses classes. «Les pissotières étaient en voie d’extinction quand j’ai commencé à les fréquenter». Il affirme y avoir «découvert beaucoup d’humanité ; beaucoup plus que dans certains lieux actuels dits de rencontre et de convivialité.» Les «imaginaires en marge», les «interstices» l’ont toujours attirés. Mais surtout l’image de lieux voués à l’abandon qui portent en eux la mémoire collective des hommes. De fait, le premier chapitre s’intitule Le Cimetière des pissotières. Il est illustré par les photos noir et blanc de vespasiennes art nouveau mises en pièce, qui gisent dans un terrain vague. Triste vision de fin du monde. Ces vespasiennes aux formes végétales faisaient de Paris la ville la plus folle du début du XXe siècle. Elles avaient été dessinées par l’architecte Gabriel Davioud, en charge de tout le mobilier urbain parisien : colonnes Morris, fontaines, bancs, lampadaires, grilles d’arbre… Leurs formes végétales couleur vert bouteille introduisaient la nature sur les trottoirs. «Fleurissent à Paris ces fameux kiosques-urinoirs de 3 à 16 places selon leurs configurations. On n’en croise pas moins de 4000 sur le pavé au début du siècle dernier!, s’émerveille Marc Martin. Fallait-il s’appeler Freud pour se douter que dans de tels espaces […] les hommes entre eux, côte à côte avec leur sexe à la main, ne se contenteraient pas d’uriner ?»

Chapelle, Tasse, Pagode, Ginette, Pistière…

La ville lumière s’enorgueillit de ses édicules : elles sont appelées Vespasiennes par allusion à l’Empereur Vespasien qui jadis mit en place un système de latrines publiques, par mesure d’hygiène. Dans l’argot populaire on les renomme Tasse, Théière ou Parloir par allusion ironique aux salons de thé : des lieux où l’on cause. On les appelle aussi Ginette, Baie, Gogue ou Pagode. Celles à trois places sont des Chapelles. Celles à deux places des Causeuses. Dans la Recherche, Marcel Proust les nomme Pistière. En 1910, au cours d’un long séjour à Paris, Eugène Wilhelm (1856-1951), qui recopie les graffitis homosexuels dans les pissotières, s’étonne de leur abondance : «Je ne connais aucune ville dans laquelle il y ait autant de pissotières que Paris. Sur les boulevards et les rue principales se dresse un pissoir à 3 stalles toutes les dizaines de mètres. On en compte plusieurs milliers à Paris tandis qu’à Berlin on peut marcher plusieurs kilomètres, notamment dans la Friedrichstraße, sans croiser un seul pissoir.» En effet, Berlin, à ce moment-là, compte à peine 139 édicules pour répondre aux besoins pressants de la population masculine. Hélas… Dans l’après-guerre, la tendance va s’inverser.

Faire la chasse aux pissotières

Alors que Paris «déclare le combat à ses urinoirs», notamment dans les quartiers chics, Berlin, «dans son plan de reconstruction va inonder la ville de nouveaux pissoirs de toutes sortes.» En Allemagne les quelques “Cafés Achteck” ayant résisté aux bombardements, sont désormais classés monuments historiques. En France, et malgré l’hommage appuyé d’Henry Miller (en 1946, dans un texte intitulé Printemps Noir) à ces lieux qui permettent de «pisser librement», les autorités s’émeuvent de ce que ces lieux blessent la morale et la décence publique. Après plus d’un siècle d’exploitation, leur suppression est votée au conseil municipal de Paris, en 1961. En cause : non pas l’odeur, mais les mauvaises fréquentations de l’endroit. Progressivement, les édicules sont détruits. Puis remplacées par des cubes «couleur du temps : gris», ainsi que le souligne si justement Marc Martin, prévues pour un usage strictement individuel, à entretien automatique. On les appelle des sanisettes, un nom aussi laid que leur apparence. Elles sont installées pour la première fois à Paris en novembre 1981 par la société J.C. Decaux. «Persécutées puis assassinées par Decaux et ses sanisettes, les pissotières de la capitale débarrassent définitivement le plancher au milieu des années 80 et s’en vont toutes mourir, à l’abri des regards, en banlieue parisienne.»

Avec les urinoirs, c’est un siècle d’histoire qu’on assassine

Même Edgar Morin s’en émeut. A 92 ans, dans un entretien pour Rue 89, en 2013, le philosophe déplore la perte de convivialité d’une capitale déshumanisée, évoquant l’importance des vespasiennes pour la communauté homosexuelle. En introduction de son livre, Marc Martin répète : «Les lieux sont la mémoire, et bien plus, les lieux survivent à la mémoire.» Mais que se passe-t-il quand on les détruit ? On perd plus qu’un patrimoine. On perd une forme de sociabilité. Marc Martin note avec acuité qu’on trouve régulièrement, «des gerbes de fleur à la Genet au pied des “monuments” arrachés». Tout au long des années 1970-80 qui voient disparaître les édicules, des hommes ressentent comme un vide la perte de ces urinoirs collectifs, remplacés par des toilettes individuelles, insipides et aseptisées qui s’ouvrent automatiquement au bout de 10 minutes afin qu’aucun couple ne puisse s’y désirer. Ginette, reviens ! Avec cette conscience aiguë de la mort qui frappe les humains à travers leurs lieux de rencontre, Marc Martin en appelle à la résurrection des Gogues. Il n’y en a plus qu’une seule à Paris mais, dit-il, l’ultime «survivante, boulevard Arago dans le 14 arrondissement, vespasienne à deux places disjointes […] ne me parle pas. Elle semble perdue ; comme posée là dans un autre temps, au milieu de nulle part, sur un trottoir où personne ne passe […] Elle sonne faux.»

Le dernier des WC d’antan

Cette pauvre vespasienne,située sous les miradors de la prison de la Santé, «condamnée à n’être plus que le souvenir d’un temps qui n’est plus» est parfaitement représentative du sort que Paris réserve aux pissotières. Il est d’ailleurs significatif que Marc Martin n’ait pas pu –malgré plusieurs années de travail acharné– monter aucune exposition sur ce thème à Paris : aucun Musée n’a accepté, même ceux dont les Directeurs se montraient très favorables. C’est donc à Berlin, au Schwules Museum (Musée de l’homosexualité), que l’on pourra bientôt voir une grande rétrospective sur l’histoire des urinoirs, l’occasion de vérifier sur le vif cette vérité : dans une ville qui a gardé ses pissoirs, il y a plus de désirs et d’imaginaire que dans une ville qui sent le chlore. Et si vous ne pouvez pas vous rendre en Allemagne, reste le livre-catalogue pour mesurer l’ampleur de ce qui s’est perdu.

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A LIRE : Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées (ouvrage bilingue allemand-français), catalogue d’exposition de 300 pages, couleur, éditions Agua, sortie le 10 novembre 2017. En pré-vente aux Mots à la bouche.

A VOIR : ExpositionFenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées, au Schwules Museum (Lützowstraße 73, 10785 Berlin), du 17 novembre 2017 au 5 février 2018.

RV le 15 novembre pour la suite de cet article. (Vous voulez du soupeur ?).

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