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Six applis pour suivre son «activité» sexuelle

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Six applis pour suivre son «activité» sexuelle

Il suffit d’un écran tactile pour transformer sa vie en statistiques : d’innombrables applications analysent notre façon de dormir, de manger, de nous déplacer… Certaines de ces applications non seulement enregistrent nos données les plus personnelles, mais les convertissent en chiffres, assortis de comparateurs.

I just made love(Android, Iphone et Ipad / gratuit)

Faites savoir au monde entier que vous venez d’avoir un rapport, dans quelle position, et si c’était à l’intérieur, à l’extérieur, dans une voiture ou sur un bateau. «Rendez cela public… et les autres jaloux». En 2011, quand cette application est lancée pour Android puis Iphone (et maintenant Ipad), l’idée paraît absurde: cette application ne semble avoir d’autre but que marquer par géolocalisation tous les endroits où vous avez «fait l’amour». But : visualiser sur une carte vos faits d’arme («I fucked here») et faire en sorte que les autres le sachent. Pour chaque endroit, il est possible de préciser s’il s’agissait d’une fellation et/ou d’un missionnaire, avec ou sans préservatifs, avec un petit commentaire en option. Lorsqu’elle est lancée, Rob Waught (sur DailyMail) note que l’application a déjà été téléchargée 10 000 fois – elle est gratuite –, mais semble-t-il essentiellement par des hommes, presque tous basés en Pologne. En 2011, un seul «acte sexuel» a été déclaré et géolocalisé en Iran ajoute-t-il, mais sans commentaire. Décevant. Cinq ans plus tard, il semblerait que la base de données se soit un peu (quoique à peine) étoffée : «300 000 événements amoureux ont été enregistrés», vante le site. Les commentaires des utilisateurs sont moins enthousiastes : «Cette appli est stupide, on dirait que les seuls qui l’utilisent sont les développeurs eux-mêmes».

SexTrack(Iphone/payant)

«Comment se passent vos rapports intimes ?». Au cas où vous auriez du mal à les évaluer, déclenchez l’appli SexTrack juste avant le début des ébats, puis posez l’appareil près de vous : «sur le lit, le plus près possible de l’action», précise le mode d’emploi, afin que votre Iphone enregistre la durée, la fréquence, la vitesse ainsi que l’intensité de vos va-et-vient. «L’accéléromètre intégré de votre Iphone mesure la dynamique de vos aventures, vante la brochure commerciale. Par la suite vous pouvez consulter les résultats aussi bien en tant que score global que séparément avec tous les paramètres. La fonction «coaching» de SexTrack vous permettra également d’améliorer vos rapports grâce à un suivi et des conseils.». Il s’agit donc d’enregistrer ses «performances» grâce à un capteur de mouvements. Curieuse façon de mesurer la puissance d’une relation : l’appli ne s’adresse, de toute évidence, qu’aux adeptes du trémoussement. «Certes, nous ne vous cachons pas que les résultats sont loin d’être fiables mais ça a le mérite d’être amusant et de savoir si vous êtes endurant ou non.» Avantage supplémentaire : SexTrack calcule la quantité de calories que vous brûlez. En outre, il permet de «partager» ces données par mail ou via le réseau social (Facebook, Twitter, etc.). Vos scores apparaîtront sous la forme de notes et de médailles (bronze, argent, or ou platine) – comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo – vous permettant «d’ajouter ces informations à votre identité numérique» en tout bien tout honneur : si c’est fun, ce n’est pas vraiment du sexe ?

Spread Sheets (Iphone/payant)

Tout comme Sextrack, cette appli doit être mise en route juste avant que l’action ne démarre. Elle enregistre non seulement le mouvement, mais le son. C’est comme une sextape audio, avec possibilité de se réécouter après : gémissements, râles, halètements… avec ou sans partenaire. L’application ne fait pas qu’enregistrer d’ailleurs : elle mesure l’intensité sonore et mobile pour qualifier l’intensité de l’acte sexuel et crée une base statistique permettant de comparer l’évolution d’une relation amoureuse qu’elle transcrit sous la forme de données chiffrant la durée, la fréquence ou la «rage» sexuelle. Le tout dans le but d’«améliorer vos prouesses sexuelles» (sic), comme si le plaisir était réductible à des démonstrations sonores et musculaires. Les utilisateurs ne sont pas dupes bien sûr et la présentation de l’appli affiche clairement la couleur : «Ce concept a vocation ludique n’a la prétention que de vous divertir, mais se veut utile et stimulante, avec pour ambition de vous aider à vous améliorer». Elle s’adresse aussi bien aux majeurs ayant une vie sexuelle active qu’aux personnes de plus de 17 ans qui aiment sauter sur les matelas.

Sexulator(iPhone et iPad/payant)

«Vous vous disputez souvent avec votre conjoint-e concernant le nombre de fois où vous l’avez fait ? Alors tenez le journal comptable de votre vie sexuelle, pour en finir avec les récriminations. Vous venez de rencontrer quelqu’un ? Ce pourrait être l’élu-e ! Enregistrez cette histoire, en incluant votre premier baiser et plus». L’appli sexulator (jeu de mot sur sex et calculator) permet d’enregistrer l’activité de la semaine sur un agenda virtuel permettant d’inscrire les actes sous la forme d’icônes : un cœur pour une pénétration, des lèvres pour les baisers et les attouchements, un O pour le sexe oral (cunilungus, fellation, feuille de rose), un M («multipartenaires») pour les parties à plusieurs. But : «Améliorer le rendement sexuel du couple.» N’oublions qu’il s’agit d’optimiser ses performances. L’appli est conçue pour établir des moyennes statistiques et noter le niveau des utilisateurs en fonction de leur volume d’activité. Le développeur ajoute à l’intention des femmes : «si vous tombez enceinte, vous n’aurez qu’à consulter l’agenda pour retrouver la date de la conception». A l’intention des hommes : «si votre amie tombe enceinte et que vous estimez n’être pas le père, vous pourrez vérifier plus facilement [si elle vous ment ou pas]». Il offre en option la possibilité d’ajouter les détails «croustillants» de chaque «événement sexuel» et d’attribuer une note à ses partenaires. Tout cela peut être partagé, bien sûr : «comparez votre vie sexuelle avec celle de vos ami-e-s, augmentez vos niveaux [et mettez-leur la pâtée]». Puisqu’on vous dit que la compétition, c’est fun.

Bed Buddy(Android/gratuit)

Equivalent du Sexulator, mais pour Android, le Bed Buddy (littéralement, «copain de coucherie») se présente comme le partenaire électronique idéal, celui que vous devez placer aux premières loges de vos ébats sexuels, sur la couette et pourquoi pas glissé dans la sangle de votre soutien-gorge ou plaqué sur votre torse avec du scotch de carrossier. «Vous êtes-vous jamais demandé à quel point vous étiez bon-ne au lit ? Utilisez Bed Buddy pour enregistrer vos séances de sexe et les évaluer». En utilisant le micro, le capteur de mouvement et le chronomètre, l’appli vous donne une note qui sera forcément arbitraire et absurde. Mais c’est pour rire, bien sûr. L’appli transforme les données en courbes de croissance et chiffres, avec la possibilité de voir le nombre de calories brûlées. «Vous pouvez comparer vos statistiques d’activité sexuelle avec vos différents partenaires, précise le mode d’emploi. Combien de temps êtes-vous capable de faire l’amour ? A quel point votre partenaire est-il passionné ? Améliorez votre endurance et votre vigueur. Petite astuce : plus c’est rapide et fougueux, mieux c’est». La petite astuce s’adresse probablement aux adeptes de mountain bike.

Santé reproductive(Iphone et Ipad/gratuit)

Comme s’il fallait faire face au succès galopant de toutes ces applications, le 8 juin 2015, la firme Apple se décide àintroduire le sexe dans ses applications mobiles mais ne le fait qu’à reculons. Dans la rubrique «Santé reproductive» du nouveau système d’exploitation iOS9, l’utilisateur de Iphone et de Ipad peut désormais cocher dans son agenda les jours durant lesquels il a eu un «rapport sexuel» (sous-entendu : une pénétration vaginale), avec pour seules précisions : l’heure et la mention «relation protégée» ou «non-protégée». La nouvelle fonctionnalité propose également aux femmes de renseigner la qualité de leur mucus cervical, le résultat de leurs tests d’ovulation, la fréquence de leur spotting (saignements inhabituels entre deux menstruations) et leur température basale corporelle. L’application enregistre donc toutes les données relatives aux cycles menstruels, indiquant les jours à risques ou, à l’inverse, permettant de prévoir les meilleures dates (correspondant aux pics de fertilité) si l’on veut tomber enceinte. Ce n’est pas fun du tout. Mais qu’est-ce qui vaut le mieux ?

Quelles applications sont les plus idéologiquement pernicieuses, voire vicieuses : celles qui réduisent notre vie sexuelle à une question de santé reproductive ou celles prétendent «coacher» notre vie intime et «maximiser» nos résultats ? La réponse lundi prochain.

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ILLUSTRATIONS : Photos de Tony Ward, couvertures des livres Orgasm XL et Orgasm, aux éditions La Musardine, collection Alixe.


La méditation clitoridienne rend-elle heureux?

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Aujourd’hui, il faut s’occuper de son bien-être et de son épanouissement sexuel. Mais c’est dur. Des coachs proposent leur expertise. Ils veulent nous aider à «faire l’expérience de l’éveil à la sensualité». Méfiance.

«Vous êtes accro à la salle de sport ? Vous ne comptez plus les moutons mais vos calories pour vous endormir ? Vous vous sentez coupable de ne pas être suffisamment heureux, et ce malgré tous vos efforts ? Alors vous souffrez sûrement du syndrome du bien-être.» Dans un essai fracassant – Le Syndrome du bien-être–, le suédois Carl Cederström (enseignant chercheur à la Stockholm Business School) et l’anglais André Spicer (professeur à la Cass Business School de Londres) démontrent comment la recherche du bien-être optimal, loin de produire les effets bénéfiques, génère de l’angoisse, rend frustré et participe du repli sur soi. Leur analyse s’appuie sur des centaines d’études de cas : cela va des femmes au foyer obsédées par la nutrition aux datasexuels qui enregistrent leur «activité sexuelle», sur un agenda mentionnant la durée, l’intensité et le nombre de calories dépensées par séance. Les gens qui convertissent leurs performances en chiffres, puis qui les passent au crible de comparateurs, sont-ils plus «beaux» ou plus «actifs» ? Peut-être. Sont-ils plus heureux ? Non.

La bonne santé (y compris sexuelle) comme impératif moral

L’idée même de contrôler sa sexualité est incompatible avec elle, expliquent les deux chercheurs qui dénoncent les effets pervers de la «biomorale», un terme estampillé par la philosophe slovénienne Alenka Zupancic : «La biomorale désigne à proprement parler l’obligation d’être heureux et en bonne santé, une idée qui n’est pas sans rappeler les préceptes du développement personnel.» Cette injonction au bonheur est pernicieuse, disent-ils, parce qu’elle revêt une dimension vertueuse, voire moralisatrice, qui dénature totalement notre rapport au plaisir. «Le registre moral est présent dans notre vie de tous les jours à travers le choix des plats que nous mangeons, des vêtements que nous portons, des pratiques sexuelles auxquelles nous nous livrons. Toutes ces activités ordinaires sont passées au crible du bien et du mal, et attirent l’attention croissante de l’opinion publique en raison de l’effacement de la frontière entre vie privée et vie publique».

«Être quelqu’un de bien, ce n’est plus humilier ce corps voué au péché…»

S’il fallait schématiser, on pourrait parler d’un avant et d’un après : avant, il y avait la figure punitive du père, incarnée par le prêtre ou le juge, porteuse d’interdits. Maintenant, il y a la figure incitative du coach, «qui nous enjoint de prendre du plaisir, d’exprimer notre créativité et de saisir toutes les opportunités qui s’offrent à nous pour jouir de la vie». Le problème avec le coach, c’est qu’il vise l’obtention de résultats concrets. Pour y parvenir, le coach prétend «libérer notre moi profond», trouver «l’expert qui sommeille en nous», nous «aider à réaliser notre potentiel», etc. «L’idée que chacun de nous possède un potentiel inexploité peut paraître séduisante de prime abord, tout comme celle du perfectionnement de soi qui permettrait de s’enrichir, tant sur le plan émotionnel que spirituel. Il y a néanmoins de bonnes raisons de rester sceptique vis-à-vis de telles promesses». Il s’avère en effet que le discours du coach est hautement anxiogène.

… c’est être «bien dans ma peau, bien dans mon corps»

Le coach encourage son client à ne pas chercher le bonheur en dehors de lui, mais à le trouver au fond de lui-même. «Il s’agit ni plus ni moins de faire comprendre à son client qu’il est non seulement responsable de sa propre vie, mais aussi de son propre bonheur. Le revers de la médaille est que celui-ci doit dorénavant se sentir coupable chaque fois qu’un problème survient dans sa vie : rupture amoureuse, perte d’emploi ou maladie grave. Accéder au bonheur relèverait donc d’un choix : le nôtre, et, par extension, engagerait notre responsabilité. Parce qu’elle comporte de déplaisant, une telle prise de conscience ne peut que faire naître un sentiment d’intense anxiété chez l’individu […] ce jeu devient particulièrement inhumain dès lors qu’il s’agit de «faire comprendre» à la personne coachée que la seule barrière réelle qui la sépare de ses fantasmes, c’est elle».

La culpabilisation des récalcitrants : un des grands axes des politiques publiques

Au lieu d’aider ses clients, le coach les culpabilise : si vous êtes gros, moche, célibataire, «c’est votre choix». Il est d’ailleurs significatif que, dans certaines agences d’aide à la recherche d’emploi, les conseillers tiennent le même discours. Si vous êtes chômeur, «c’est votre choix». «Ce basculement contribue à rejeter tous les problèmes d’ordre structurel sur l’individu. Si vous n’arrivez pas à trouver un emploi, ce n’est pas à cause de la situation économique ou d’un quelconque facteur extérieur. C’est simplement que vous vous obstinez à chercher au mauvais endroit.» En Grande Bretagne, les agences JobCentre (l’équivalent de PoleEmploi) ont ainsi mis au point un véritable système d’intoxication idéologique : les demandeurs d’emploi sont priés «de ne pas se laisser envahir par des pensées négatives (en évitant par exemple d’accorder de l’importance à l’actualité).» Ils doivent en outre «bannir certains mots de leur vocabulaire, comme «chômeurs» ou «sans-emploi», au profit d’autres expressions plus positives mettant l’accent sur leur totale liberté d’action».

Sexualité aseptisée et soft-spiritualité : plus suave tu t’écœures

Cette tendance orwelienne de la société est extrêmement insidieuse. Elle envahit tous les domaines de l’activité humaine, mélangeant sexualité «ludique» et spiritualité «safe» sur fond d’«objectif bien-être». Les professeurs de yoga nous invitent à trouver la paix intérieure, des experts en massage anal proposent «un voyage sensoriel», des shamans body positive veulent nous reconnecter au cosmos «par l’activation d’énergies secrètes» et les patrons d’entreprise investissent dans des salles de sport (ou de méditation-détente), allant jusqu’à créer des «programmes de suivi du bien-être» de leurs employés… avec des sanctions à la clé. Aux Etats-Unis, ainsi qu’Hubert Guillaud, le révèle dans un article plus qu’inquiétant datant de 2014, certaines compagnies imposent à leurs salariés le port d’un Fitbit (un capteur de rythme cardiaque et d’effort) pour les encourager à faire du sport, allant jusqu’à licencier les contestataires. Pourquoi ? Parce que certaines mutuelles de santé proposent des remises en échange de l’accès aux données enregistrées par les capteurs.

La logique néolibérale cachée derrière l’incitation à jouir

«Le bien-être n’apparaît plus comme un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais comme un impératif», s’insurgent Carl Cederström et André Spicer qui dénoncent les dessous de l’affaire : l’idéal du bien-être n’est à leurs yeux rien d’autre qu’une nouvelle imposture idéologique. Cette doctrine qui prône, en apparence, l’amélioration de nos vies produit tout le contraire : un régime de surveillance autoritaire, angoissant, déprimant et d’autant plus nocif qu’il se nourrit des discours les plus «cools», ceux qui nous incitent à préparer notre pain nous-même parce que «ça rend zen» ou à tenter l’expérience d’une très belle connection des shakra parce que «c’est sensuel». Ces discours-là, qui ne concernaient autrefois que des communautés hippies, participent maintenant «d’une mutation plus générale dans la société contemporaine, où être responsable de ses actes et développer tout son potentiel s’inscrit dans la logique du néolibéralisme. De même qu’arrêter de fumer ne relève plus d’un choix à court terme pour faire des économies ou augmenter son espérance de vie, mais d’une stratégie pour accroître sa valeur sur le marché du travail».

Quand le désir de transformation de soi remplace la volonté de changement social…

Mais les deux chercheurs vont plus loin encore dans leur analyse et c’est en cela que leur ouvrage Le Syndrome du bien-être se révèle le plus intéressant : ils y développent une hypothèse qui prend, à la lumière de l’actualité, une dimension troublante. «Ayant perdu la foi dans les hommes politiques et les hommes d’Église, nous nous tournons avec d’autant plus de ferveur vers […] les nutritionnistes pour trouver des réponses à nos questions existentielles.» Leur hypothèse c’est qu’à défaut de changer le monde, nous voulons juste changer nous-même. Est-ce une forme de renoncement désabusé ? Un repli égoïste ou désespéré ? Une politique de l’autruche ? «Obnubilés par notre bien-être», serions-nous devenus des nihilistes passifs, tels que les décrit Simon Critchley : «Plutôt que d’agir dans le monde et d’essayer de le transformer, le nihiliste passif se focalise simplement sur lui-même, ses plaisirs et projets particuliers, pour se perfectionner, que ce soit par la découverte de l’enfant qui sommeille en lui, la manipulation de pyramides, l’écriture d’essais à la tonalité dépressive, la pratique du yoga, l’ornithologie ou la botanique».

Que celui qui n’a jamais pris un smoothie bio nous jette la première pierre

Il est difficile de ne pas se sentir concerné par cette description. Nous sommes tous et toutes désireux de vivre en harmonie avec notre corps. Et voilà que cet essai – Le Syndrome du bien-être– vient nous dire que ce désir non seulement est vain mais mortifère, parce qu’il s’inscrit dans un contexte moral (de stigmatisation des gens qui ne prennent pas soin de leur corps) et économique (d’exploitation ultralibérale des ressources humaines). Pour ses deux auteurs, il faut se méfier de l’expression «bien-être», parce que «la pensée positive empêche tout véritable discours critique d’exister». «Pour le dire autrement, il y a de fortes chances que le repli sur soi et le surinvestissement du corps soient en passe de devenir des solutions séduisantes et auxquelles de plus en plus de gens ont recours pour ne plus avoir à se préoccuper du monde qui les entoure».

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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES. Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; «Datasexuels, les obsédés de la performance» et La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?

A LIRE : Le Syndrome du bien-être, de Carl Cederström et André Spicer, L’Echappée, 2016.

RENCONTRE-DEBAT AVEC LES AUTEURS : jeudi 28 avril 2016, à 19h30. Quilombo Boutique-Librairie : 23 rue Voltaire, Paris. Métro Rue de Boulets, Nation ou Alexandre Dumas.

Datasexuels : les obsédés de la performance

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Auriez-vous imaginé qu’un jour vous pourriez partager vos scores d’endurance au lit avec des centaines d’«amis» sur Facebook ? Le phénomène de partage des données concerne même le sexe. Il est porté par une frange d’obsédés qui pensent intéressant de tout mesurer avec des capteurs. Et de tout transmettre.

Aujourd’hui, les individus disposent des moyens de saisir, stocker, traiter et échanger beaucoup d’informations les concernant, y compris les plus intimes. Ils s’en servent pour discuter ensemble de ce qu’ils vivent, s’échanger des avis, partager des envies. Ce phénomène d’auto-surveillance peut atteindre des proportions inouïes : prenez Ben Lipkowitz. Entre le 11 mai 2005 et le 20 décembre 2011, il documente sa vie, heure par heure, via un programme qui transforme en graphique chacune de ses journées. Ben Lipkowitz sait précisément ce qu’il a mangé, ce qu’il a dépensé, avec qui il a parlé, les objets qu’il a achetés, le temps qu’il a passé à nettoyer sa cuisine… Tout le monde peut le savoir aussi. Un autre proclamé bio-hacker, «Mark Carranza, détaille également son existence depuis ses 21 ans, en 1984, via une base de données qui recueille désormais plusieurs millions d’entrées. La plupart de ses pensées et actions sont ainsi documentées» (source : InternetActu).

Les données privées, c’est sexy

Dans une série d’articles consacrés à cette nouvelle tendance, estampillée «datasexuelle», le rédacteur en chef d’InternetActu, Hubert Guillaud, présente ainsi la chose : «Auriez-vous pensé un jour qu’il serait cool de porter autour de votre poignet un bracelet noir affichant vos performances sportives avec des néons lumineux ? Eh bien Nike le pensait.» C’est Nike qui lance –parmi les premiers– un des outils iconique de cette «urbanité datasexuelle», caractéristique de l’époque : exit le métrosexuel, l’homme urbain obsédé par son apparence. Sa version numérique est bien plus glamour : le datasexuel, c’est l’homme connecté qui enregistre en permanence tous les détails de sa vie même les plus prosaïques ou intimes, persuadé qu’ils intéressent le monde entier. «En fait, plus nombreuses sont les données, plus il les considère comme sexy». Bien sûr, l’histoire de l’auto-surveillance ne date pas d’hier.

Peser ses excréments

Ainsi que le raconte Allen Neuringer, dans un manifeste prémonitoire datant du printemps 1981, «l’histoire des expérimentations faites sur soi-même ont favorisé, notamment dans les sciences médicales, des avancées majeures. Pendant 30 ans, vers la fin du XVIe siècle, Sanctorius de Padoue se pèse avant et après chaque repas, pèse chaque aliment qu’il ingère et pèse ses excréments, afin […] d’étudier l’énergie utilisée par un organisme vivant.» Pour le psychologue américain Allen Neuringer, le fait que des individus puissent documenter leur vie dans le détail grâce à des outils connectés et relier ces informations à des banques de donnée accessibles aux organismes de recherche est une formidable promesse de rétroaction sur nos comportements individuels. En corrélant nos apports caloriques avec nos résultats de travail, il y aurait certainement moyen d’améliorer nos rendements, dit-il.

Auto-examen (d’inconscience)

L’auto-surveillance ne date pas d’aujourd’hui, soit. Mais le phénomène est nouveau, parce qu’il repose sur une philosophie (sic) extrêmement inquiétante : plus vous en savez sur vous-même, mieux vous vous portez. Le «savoir», en l’occurrence n’est pas celui qui s’acquiert à force de doute, d’épreuves ou de méditation, non. C’est un savoir quantifié, fragmenté en enregistrements maniaques de données purement matérielles. Le défenseur le plus convaincu de cette idéologie de l’auto-examination s’appelle Chris Dancy, directeur de BMC software. Il est constamment relié à au moins trois capteurs différents. «Parfois, cela peut aller jusqu’à cinq, relate lejournaliste Klint Finley (1). Ils mesurent son rythme cardiaque, ses phases de sommeil, sa température cutanée, etc. Sa maison en est également remplie. Il y en a même un dans ses toilettes qui lui permet d’établir des corrélations entre ses habitudes hygiéniques et ses cycles de sommeil». Chris Dancy partage ces données avec sa femme, affirmant que cela permet d’optimiser les relations de couple : elle peut «voir» s’il est fatigué ou pas en consultant ses statistiques de sommeil. Il fallait y penser.

Self-tracking : chasse à l’homme

Cette obsession de la mesure porte un nom : self-tracking. En français, le verbe traquer traduit bien la charge d’angoisse que représente le fait de collecter des données sur soi à l’aide de capteurs. S’adonner au self-tracking, avec la volonté d’être plus performant, c’est courir droit à la névrose. Dans un ouvrage intitulé Le Syndrôme du bien-être, deux chercheurs –Carl Cederström et André Spicer– dénoncent l’aspect délétère du processus : «Comme Dancy, l’homme et la femme contemporains sont condamnés à passer sans relâche leur vie au crible. Il ne s’agit en aucun cas d’un examen philosophique au sens socratique du terme […]. Pour les adeptes du selftracking, l’examen de soi n’a rien d’une quête métaphysique ou d’une prise de conscience des limites de la condition humaine. Il doit nous permettre d’être mieux adaptés aux lois économiques du marché.» Lorsqu’il chronomètre ses relations sexuelles, par exemple, le self-tracker n’essaye pas d’être plus heureux mais plus «compétitif».

De l’influence des cycles sur les plans-carrières

Le problème avec le self-tracking, c’est que cette quête éperdue de savoir et d’amélioration fait voler en éclats la distinction privé-public. «Dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle (la différence entre les deux étant, selon lui, purement insignifiante)», le self-tracker mesure ses moindres faits et gestes qu’il transforme ensuite en données quantifiables pour se perfectionner… sans faire la part des choses entre ce qui ne concerne que lui et ce qui touche à sa carrière. Tout devient professionnel, y compris ses humeurs ou celles de son épouse. «Dans un article paru dans The Economist, on peut apprendre qu’un banquier d’affaires utilise ces nouvelles technologies pour lutter contre ses troubles du sommeil et devenir“plus détendu et plus alerte au travail”. Un autre adepte de la quantification de soi a étendu la récolte de données à l’ensemble de sa famille, enregistrant, entre autres, les cycles menstruels de sa femme».

Tu as été improductif : c’est ta petite appli qui le dit

Comment expliquer cette manie compulsive de vouloir tout enregistrer sur nous-mêmes ? «Pour la plupart des personnes utilisant des outils de self-tracking, cela va bien plus loin que la simple volonté d’améliorer leur hygiène de vie (par exemple en réduisant leur consommation d’alcool ou en allant plus souvent à la salle de sport). Ils se servent de leurs données biométriques pour contrôler tous les aspects de leur vie, privée comme professionnelle, en vue de devenir toujours plus performants et productifs. […] Interviewé par le Financial Times, un entrepreneur assimile le lifelogging, c’est-à-dire l’enregistrement de la vie en continu, à la gestion d’une start-up :“J’ai toujours un oeil sur les chiffres pour savoir comment se porte mon entreprise […].” Surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise correspond à tous points de vue à la mentalité de“l’agent idéal du néolibéralisme”».

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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES. Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; «Datasexuels, les obsédés de la performance» et mercredi qui vient : La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?

A LIRE : Le Syndrôme du bien-être, de Carl Cederström et André Spicer, L’Échappée, coll. «Pour en finir avec», 2016. Traduit de l’anglais par Édouard Jacquemoud.

RENCONTRE-DEBAT AVEC LES AUTEURS : jeudi 28 avril 2016, à 19h30. Quilombo Boutique-Librairie : 23 rue Voltaire, Paris. Métro Rue de Boulets, Nation ou Alexandre Dumas.

NOTE (1) Klint Finley, «The Quantified Man: How an Obsolete Tech Guy Rebuilt Himself for the Future», Wired Magazine, 22 février 201.

Ce que nos corps disent de notre époque

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Ce que nos corps disent de notre époque

Connaissez-vous Pujol, le pétomane ? Il fait ses débuts à l’époque dite «belle». Sa carrière se termine lorsque ses bruitages sont recouverts par les canons de la grande guerre. L’occasion de se demander s’il existe un lien entre l’atmosphère politique et celle du corps.

Il peut sembler douteux d’écrire sur un pétomane alors que, partout, des bombes humaines explosent. Mais le sujet s’impose, et cela pour deux raisons. La première raison, c’est que le dernier des pétomanes a cessé de se «produire» en 1914, comme si la guerre était incompatible avec l’expression libérée du corps. Puisque nous sommes, semble-t-il, entrés dans un nouveau conflit, il est intéressant de poser la question. Quand certains sèment la foire, ose-t-on encore péter ? Sous état d’urgence, les concerts «alternatifs» peuvent-ils encore exister ?

La seconde raison, ainsi qu’Antoine de Baecque le souligne dans Le Club des péteurs– publié le 27 avril 2016 chez Payot – c’est qu’il y a «là une forme de civilisation» : parler ou produire du pet (pour peu qu’on le fasse avec talent), c’est substituer à la merde humaine quelque chose de plus léger. Le pet peut faire rire. Déjà ça de gagné : «Faire du sale, du vent, du pet, le ressort d’une expérience du beau, voici le paradoxe de ces textes érudits et brillants», explique Antoine de Baecque qui n’hésite pas à encenser le pet, allant jusqu’à évoquer sa charge de jouissance : «la jouissance de la langue est d’autant plus grande que l’objet de la langue est bas, vil, inconsistant». Son anthologie regroupe une centaine de textes. Parmi les meilleurs, il y a celui qui relate l’extraordinaire et véritable aventure de Joseph Pujol, le plus célèbre pétomane de France. Morceau choisi.

Yvette Guilbert raconte :

«C’est au Moulin Rouge que j’ai entendu les plus longs spasmes du rire, les crises les plus hystériques de l’hilarité. Zidler reçu un jour la visite d’un monsieur à visage maigre, triste et pâle, qui lui confia, qu’étant un «phénomène», il voulait vivre de sa particularité.

- Et en quoi consiste-t-elle, votre particularité, Monsieur ?

- Monsieur, expliqua l’autre en toute gravité, figurez-vous que j’ai l’anus aspirateur...

Zidler, froidement blagueur, fit :

- Bon, ça !

L’autre continua, d’un ton de professeur :

- Oui, Monsieur, mon anus est d’une telle élasticité que je l’ouvre et le ferme à volonté.

- Et alors qu’est--ce qui arrive ?

- Il arrive, Monsieur, que par cette ponction providentielle (sic)... j’absorbe la quantité de liquide qu’on veut bien me confier...

- Comment ? Vous buvez par le derrière ? dit Zigler effaré et aguiché. - Qu’est-ce que je puis vous offrir ?

- Une grande cuvette d’eau, Monsieur, si vous le voulez bien...

- Minérale, Monsieur ?

- Non merci, naturelle, Monsieur.

Quand la cuvette fut apportée, l’homme, enlevant son pantalon, fit voir que son caleçon avait un trou à l’endroit nécessaire. S’asseyant alors sur la cuvette remplie jusqu’au bord, il la vida en un rien de temps et la remplit de même. - Zidler constata alors qu’une petite odeur de souffre se répandait dans la chambre :

- Tiens, vous fabriquez de l’eau d’Enghien !

L’homme sourit à peine :

- Ce n’est pas tout, Monsieur... Une fois ainsi rincé, si j’ose dire, je puis - et c’est là toute ma force, expulser à l’infini des gaz inodorants... car le principe de l’intoxication...

- Quoi ?... Quoi ?... interrompit Zidler, parlez plus simplement... vous voulez dire que vous pétez ?...

- Heu... si vous voulez, concéda l’autre, mais mon procédé, Monsieur, consiste en la variété sonore des bruits produits.

- Alors quoi ? Vous chantez aussi du derrière ?

- Heu... oui, Monsieur.

- Eh bien, allez-y, je vous écoute !

- Voici le ténor... un ! voici le baryton... deux ! voici la basse... trois ! la chanteuse légère... quatre ! celle à vocalises... cinq !

Zidler, affolé, lui cria :

- Et la belle-mère ?

- La voilà, dit le «Pétomane».

Et, sur ce, Zidler l’engagea. Sur les affiches, on lisait :

Tous les soirs, de 8 heures à 9 heures

LE PÉTOMANE

Le seul qui ne paie pas des droits d’auteur.»

(Yvette Gilbert : La chanson de ma vie, 1927)

A LIRE : Le club des péteurs, une anthologie malicieuse, d’Antoine de Baecque, éditions Payot, avril 2016.

Vous allaitez avec le lait du cœur?

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Vous allaitez avec le lait du cœur?

Sur de nombreux tableaux anciens, la Vierge allaite le petit Jésus d’une façon peu naturelle… On dirait qu’elle allaite par l’épaule. Pour l’anthropologue Salvatore D’Onofrio, ces images anatomiquement incorrectes reflètent une croyance ancienne assimilant le bon lait à du sperme.

Lorsque la Mère de Dieu donne le sein, il arrive qu’on se torde le cou en regardant ses représentations. Le sein auquel l’enfant s’abreuve semble littéralement sortir de l’épaule de la Vierge. On peut comprendre bien sûr que les seins haut placés correspondent aux canons de beauté. Mais ils sont parfois placés si haut… Bizarre, bizarre. Et puis voilà qu’un anthropologue découvre la raison cachée de ces allaitements distordus. Salvatore D’Onofrio – professeur à l’Université de Palerme et membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France– entend parler pour la première fois du «lait d’épaule» en Sicile. «Pour les femmes siciliennes, il existe deux types de lait, explique-t-il: le “lait de cœur” et le “lait d’épaule”. Ils sont dénommés ainsi d’après la partie du corps dont ils sont censés provenir et ils présentent des caractères qui les opposent assurément».

Le lait de cœur est mauvais.

Bien qu’il soit associé à l’organe de l’amour, le «lait du cœur» c’est du pipi de chat en Sicile : «il est léger, “lent” (en sicilien lentu signifie également peu dense) et aqueux, proche d’une sorte de petit-lait (latticeddu) insuffisamment pourvu de substance, incapable de rassasier (ce qui fait pleurer les enfants)». Les mères au lait trop fluide sont des mauvaises mères : elles allaitent avec leur cœur, dit-on, non sans dédain. «Le lait de cœur est considéré comme n’étant pas “de bonne qualité”», confirme D’Onofrio, parce que le cœur est «le siège des émotions négatives». Sujet aux palpitations, cet organe de chair tumescente symbolise la fragilité, l’hypersensibilité des femelles, incapables de garder leur calme, qui rougissent puis pâlissent sans parvenir à se contrôler.

Le lait d’épaule est bon.

A l’inverse, le lait d’épaule est un lait «dense, crémeux et gluant, gras et riche. Il nourrit bien l’enfant et lui permet de dormir calmement.» Les Siciliennes affirment que ce lait-là ne peut pas transmettre les influx négatifs de la mère, ni ses peurs, ni ses angoisses. Cette croyance est toujours si vivace que lorsque le nourrisson a des problèmes digestifs on attribue ses maux au fait qu’il ait ingéré du lait de cœur. Ce lait-là est un poison, affirment les Siciliennes qui vont jusqu’à prétendre que le le lait d’épaule est doux, alors que celui du cœur est salé. A Palerme, une femme explique à l’anthropologue que les enfants nourris au lait d’épaule «grandissent plus sereins et plus beaux». Les enfants allaités au cœur, en revanche… Il peut facilement leur arriver malheur. Car le lait transmet comme des virus les émotions négatives.

Grosse frayeur : le lait épouvanté

Imaginez une mère qui allaite avec son cœur : «dans le cas d’une frayeur soudaine, elle expose son enfant aux risques les plus importants, explique l’anthropologue. Son lait “empoisonné” provoque chez lui la botta di latti (“le coup de lait”). Il est menacé d’avoir mal au ventre, de devenir paralytique ou loucher, et risque même de mourir.» Pour éviter les conséquences néfastes de ce lait «épouvanté» (latti scantatu), il faut que la mère cesse d’allaiter sur le champ et se débarrasse du fluide fatal. «La mère ne se contentera pas de vider sa poitrine et attendre quelques jours pour allaiter de nouveau ; elle doit changer également au moins une fois la position de l’enfant par rapport à son corps.» En modifiant la position du bébé, les Siciliennes pensent conjurer le sort. Peut-être que le lait qui sortira viendra cette fois non plus du cœur mais de l’épaule ?

Pourquoi le lait d’épaule est-il meilleur ?

«En Sicile, d’après les proverbes et la croyance populaire, l’épaule s’impose comme un lieu qui porte la masculinité. Celle d’où le lait coule est le plus souvent l’épaule droite, par opposition symétrique à la partie gauche du lait de cœur». Ainsi que D’Onofrio le révèle, le lait d’épaule tire ses qualités des os. C’est un lait fabriqué par le squelette, à l’instar de la substantifique moelle. C’est un lait rempli de calcium et d’autant plus fortifiant qu’il est associé, tout particulièrement, à cet os majeur qu’est l’omoplate, symbole de la puissance virile. On peut s’appuyer sur une rude omoplate. Mais sur un cœur ? Comme le précise une Sicilienne : «Le lait d’épaule est bon car l’épaule est toujours la même, tandis que le cœur fait beaucoup de mouvements». Souvent cœur varie. L’épaule, elle, reste solide.

Parce que ce lait est du sperme

Pour Salvatore D’Onofrio, ces croyances se rapprochent énormément de celles qu’on observe chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée où les adultes célibataires forcent les petits garçons à avaler leur sperme. Ces fellations initiatiques ont la valeur d’allaitement. Il s’agit de donner du bon «lait» aux enfants, afin de fortifier leur corps et purifier leur esprit, parce que le lait des femmes est de mauvaise qualité (1). «Les femmes [siciliennes] emploient parfois l’expression “lait masculin” pour nommer le sperme. Chez les Baruyas, le sperme […] sert de nourriture pour les garçons, en conférant ainsi aux hommes le pouvoir de les faire renaître hors du ventre de leur mère». C’est loin d’être innocent, résume D’Onofrio : le lait est l’un des enjeux majeurs de cette guerre des sexes qui agite en sourdine la plupart des cultures humaines. Lorsque les Siciliennes affirment qu’elles allaitent avec leur épaule, il faut comprendre qu’elles nourrissent leur bébé d’un liquide proche du sperme. Ce faisant, elles perpétuent l’idée que ce qui vient du mâle est meilleur.

Le fluide séminal en guerre contre celui des glandes mammaires

Les histoires de fluides corporels sont toujours des histoires de domination symbolique : c’est à qui aura le pouvoir suprême, démiurgique, de donner la vie. Cela peut paraître choquant, mais les vierges qui allaitent avec leur épaule participent, elles aussi, de ce système inégalitaire qui accorde au «lait mâle» une vertu supérieure au «lait femelle». La vierge n’est-elle d’ailleurs pas à moitié homme ? «En effet, la virginité féminine volontaire [peut être] définie comme une forme de virilité, en ce qu’elle libère l’esprit des exigences d’un corps resté femelle», répond l’historienne Yvonne Knibiehler. Ayant préservé son corps de toute souillure, la vierge ne peut que bénéficier des avantages qui sont l’apanage du sexe fort : elle donne naturellement un lait d’épaule et ce fluide semble jaillir non pas de sa poitrine mais de l’équivalent d’une paire de bourses rondes… Pourquoi, sur le tableau du Maître de Francfort (ci-dessus) tient-elle à la main une poire qui ressemble si fort à une figue ?

Goûte ça, baby, avale, c’est du bon

Faut-il s’en étonner ? En Sicile, les femmes prétendent que lorsque leur lait vient de l’épaule, il sort par giclées, éclaboussant parfois même le bébé qui s’étrangle : «On sent une chaleur et un fourmillement, dit l’une d’entre elles. Parfois il coule du sein si rapidement que l’enfant risque de suffoquer. Le lait de coeur n’arrive pas avec cette ‘furie’». Ces mères seraient évidemment très choquées d’apprendre le contenu latent de leurs fantasmes… Elles n’ont probablement pas conscience de faire subir des fellations à leur bébé. Mais voilà, lorsqu’elles parlent de la vitesse avec laquelle le lait s’écoule dans leur sein, elles utilisent des mots ambigus, lourds de sous-entendus (2), et qui reflètent leur fierté de mères puissantes. Moi, mon lait, c’est du bon.

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A LIRE : Les Fluides d’Aristote, de Salvatore D’Onofrio. Editions Les Belles Lettres. 2014.

Le texte sur le lait d’épaule a été initialement publié dans : Corps et Affect, un ouvrage dirigé par Françoise Héritier et Margarita Xanthakou, Odile Jacob, 2004.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE LIEN ENTRE SPERME ET OS : Sang Noir – Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, de Bertrand Hell. Editions L’Oeil d’Or. 2012.

NOTES

(1) Maurice Godelier : «Pour que l’homme devienne supérieur à la femme, ce qui est un aspect du régime politique de la société Baruya, il faut qu’il renaisse sans les femmes et par les hommes». Pour en savoir plus : La production des grands hommes, de Maurice Godelier, Fayard, 1982, p. 90.

(2) Pour connaître le sexe de l’enfant à venir, les femmes enceintes en Sicile, utilisaient jusqu’à une époque récente les sécrétions de leurs seins, que l’on appelle lait ou colostrum, et qui apparaissent normalement dès le cinquième mois : si ces sécrétions étaient «gluantes» au point de coller une pièce au téton, c’était un garçon. Du «bon lait d’épaule», c’est du lait provoqué par la présence en soi du mâle.

BANDEAU 1 : Vierge allaitant, Hans Memling, 1490, collection privée.

BANDEAU 2 : Atelier de Hans Memling, Madone allaitant l’enfant. Anvers, Museum Mayer van den Bergh.

BANDEAU 3 : Anonyme, Vierge allaitante, provenant de l’église de Saint-Jeandes-Lépreux et conservée au musée diocésain de Palerme.

BANDEAU 4 : Vierge allaitant (Madonna litta) de Giovanni Antonio Boltraffio, 1490, Musée de l’Ermitage

BANDEAU 5 : Maître de Francfort (ca. 1460-1533), Vierge à l’enfant à la poire. Anvers, Museum Mayer van den Bergh.

Comment se débarrasser d'un mari

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Connaissez-vous Peau d’âne ? A l’origine, c’est une légende chrétienne qui raconte comment, pour échapper aux hommes, une femme fut transformée en créature poilue. Elle fut nommée sainte Wilgeforte. C’est la sainte des femmes mal mariées.

L’histoire de Peau d’âne commence en Cappadoce (Turquie). L’Eglise du serpent de Goreme contient une fresque qui représente un saint barbu à la poitrine de femme qui dissimule son entrejambe derrière une feuille de plante indéterminée… Ce saint nommé Onuphrius (Onuphre), est un transexuel hermaphrodite qui fut canonisé au IVe siècle. A l’origine, il, ou plutôt elle, était une magnifique prostituée jusqu’à ce qu’elle entende la voix de dieu et se convertisse au christianisme. Comme ses anciens clients la harcelaient, ne cessant de réclamer ses faveurs et, au besoin, de la violenter, elle pria dieu qu’il la rende laide. Dieu alors vint à son aide, la pourvoyant de caractéristiques mâles. Elle garda sa belle poitrine mais il lui poussa une barbe. Les hommes, dès lors, la laissèrent en paix.

Le grand succès des hommes et des femmes sauvages

Le culte d’Onuphre fut particulièrement important pendant les XV et XVIe siècles qui vit proliférer les représentations d’hommes et de femmes sauvages, à la nudité masquée par de longs poils de bête… Ces créatures étaient très populaires. Elles ornaient jusqu’aux vitraux, tapisseries, plats, coffres, saillies de gouttières et jeux de cartes. «On les trouvait dans les marges des livres, les stalles du chœur à l’église et sur les portes des cathédrales. Partout où les gens regardaient, ils se trouvaient face à des êtres sauvages et velus», raconte la chercheuse Merry Wiesner-Hanks. Durant cette même période, un autre culte se développa à travers toute la chrétienté : celui de saint Wilgefortis, également connue sous le nom de sainte Wilgeforte (littéralement «Vierge forte», du latin virgo fortis). Une autre femme à barbe, mais bien plus connue encore. D’où lui venaient ses poils ? Les versions de sa légende diffèrent.

La légende de sainte Wilgeforte

«C’est au XIVe siècle que l’histoire de sainte Wilgeforte […] est relatée pour la première fois. On racontait que Wilgeforte était la fille chrétienne d’un roi païen du Portugal et qu’elle voulait fuir un mariage arrangé. Elle pria pour un miracle et Dieu recouvrit son visage de poils. Son fiancé refusa alors de l’épouser et son père la fit crucifier», résume la chercheuse. Dans d’autres légendes, en Bavière par exemple, «Kümmernis est la fille d’un prince portugais qui conçoit envers elle une passion incestueuse. Affligée, elle demande au Christ de changer sa beauté en laideur. Son père, la voyant barbue, la fait crucifier pour qu’elle partage le sort de son céleste époux.» C’est de cette version-là certainement que dérive le conte de Peau d’âne : l’histoire d’une jeune femme que son père trouve si belle qu’il en tombe amoureux. La jeune fille s’interroge : que faire pour empêcher les noces ?

Comment empêcher une union incestueuse ?

Refusant d’épouser son père, la jeune fille n’a d’autre choix que demander la peau d’un âne, puis fuir loin du palais cachée sous cette pelure puante et répugnante. On ne voit plus sa beauté. On ne voit plus qu’une souillon emmitouflée dans des poils laineux, emmêlés, dissimulant son visage sous la défroque animale. Il s’agirait du premier conte de fée écrit en français : Charles Perrault le publie en 1694. Les frères Grimm en fournissent une version légèrement différente intitulée Allerleirauh : Peau de mille-bêtes ou Toutes-Fourrures (1812). Dans cette version, l’héroïne porte un manteau de mille fourrures qui l’apparentent à un monstre. Elle échappe donc au sort funeste : la menace du mariage est écartée. La morale triomphe. Le bien sort vainqueur.

Délivrez-moi du mâle

Certainement, Peau d’âne et Toute-fourrure dérivent des récits d’inspiration chrétienne qui circulent du Nord au Sud de l’Europe, avec pour figure commune : une femme délivrée, qui a échappé au danger par la grâce d’une brutale éruption de poils. Wilgeforte. La «Vierge forte» est une sainte presqu’aussi populaire que Marie-Madeleine, l’ancienne prostituée qu’on représente alors nue sous une toison échevelée. Quand plus rien ne peut protéger une femme des assauts sexuels et des violences mâles, les poils deviennent l’ultime rempart. On prie Wilgeforte pour être sauvée. Cela fait d’elle l’icône par excellence des épouses battues et des jeunes filles livrées de force à des brutes.

Quand le mari «encombre», on prie sainte Wilgeforte

«Que ce soit là ou non l’origine réelle de la légende de Wilgeforte, celle-ci s’était répandue au XVe siècle à travers l’Europe et Wilgeforte devint une sainte très populaire, surtout auprès des femmes. Elle portait un nom différent dans chaque pays : Uncumber en Angleterre, Kümmernis en Allemagne, Ontkommer aux Pays Bas, Liberata en Italie, et d’autres encore. Souvent, ces noms étaient dérivés de mots signifiant “libérer de” (quelque chose). C’était une sainte particulièrement aimée des femmes qui souhaitaient justement être libérées du joug d’un mari abusif.» Ainsi que le souligne Merry Wiesner-Hanks uncumber en anglais est une forme ancienne du mot disencumber qui signifie «désencombrer», «décharger». Sainte Ucumber, débarrassez-moi de mon époux ! Déchargez-moi de ce fardeau vivant. En français on l’appelle sainte Livrade, parce qu’elle délivre. Ou Sainte Débarras, pour «Bon débarras».

Une sainte peu orthodoxe…

«Les penseurs de l’époque ne voyaient souvent pas ce culte d’un bon œil et alléguaient que les femmes s’y adonnaient lorsqu’elles voulaient se débarrasser de leur mari, violent ou non. Thomas More nota en 1529 que“les femmes ont ainsi changé son nom et au lieu de sainte Wilgeforte l’appellent désormais sainte Uncumber car elles ne doutent pas que celle-ci les déchargera de leur mari.” Lors de la Réforme protestante en Angleterre, les icônes de sainte Uncumber furent détruites et brûlées mais elle resta très appréciée dans le reste de l’Europe et fut même ajoutée à la liste officielle des saints catholiques en 1583.» L’Eglise cependant ne pouvait au XXe siècle accepter en son sein une sainte si séditieuse. Par un curieux hasard, son nom sera retiré en 1969 «tout comme celui de saint Valentin et d’autres saints dont l’existence était jugée incertaine». L’année érotique a donc tué la Vierge forte ?

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A LIRE : «Les Gonzales, famille sauvage et velue», de Merry Wiesner-Hanks, article publié dans la revue Apparence(s), n°5, 2014.

Sexological and other less Logical stories, de Johan Mattelaer, éd. EAU, 2013.

«La Barbe, groupe d’action féministe» part à Beauvais en pelerinage pour rendre hommage a Sainte Débarras. La vidéo est sur YouTube.

NOTE

(1) Hans Memling représente Ste Wilgefortis sur un des panneaux du triptyque Adriaan Reins, qui se trouve à l’Hôpital St Jean de Bruges.

POUR EN SAVOIR PLUS. Sur Saint Onuphre: un article publié de Terre d’Israel. Sur sainte Wilgeforte : un article de carmina-carmina.com.

ILLUSTRATIONS : fresque de l’Eglise du serpent à Goreme représentant St Onophrius ; peinture de l’artiste Geneviève Van der Wielen (le blog de l’artiste :http://genevievevanderwielen.blogspot.com) représentant une femme en prière ; sculpture de Ste Wilgeforte en croix à l’église de Wissant ; photos de sculptures de Wilgeforte en croix publiées sur le site Le coin de l’énigme.

Qu'est-ce que la féminité ?

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Il y a des pays où les femmes n’ont pas le droit de circuler à califourchon sur des mobylettes, afin qu’elles restent «femme». Il y a d’autres pays on l’on encourage les athlètes à se faire couper le clitoris pour pouvoir courir dans la catégorie «femme». Qu’est-ce qui est pire ?

Le 2 janvier 2013, Suaidi Yahya – maire de Lhokseumawe (la deuxième plus grande ville de la province indonésienne d’Aceh) – annonce qu’il va interdire aux passagères de chevaucher les deux-roues, conformément aux préceptes de la charia (?). «Il n’est pas décent pour une femme d’être assise à califourchon. Nous appliquons la loi islamique ici», dit-il. Sous prétexte que cette position donnerait aux femmes un air trop masculin ou trop provocateur, au choix, il leur est désormais interdit d’écarter les jambes à l’arrière d’une moto. Elles doivent s’asseoir en amazone, juchées en équilibre instable derrière le pilote. Tant pis si cela met leur vie en danger. C’est plus féminin, estime le maire, qui commente : «Nous souhaitons honorer les femmes par le biais de cette loi, car ce sont des créatures fragiles».

La femme est une créature à fragiliser

Il peut paraître contradictoire d’exposer les femmes à un risque de chute aggravé sous prétexte qu’elles sont plus fragiles. Mais les contradictions relèvent souvent d’une logique imparable : l’entreprise de dressage mental passe par celui des corps. Pour que les femmes aient l’air d’être «naturellement» fragiles, il faut les fragiliser et cela peut passer par toutes sortes de biais. On peut les contraindre à marcher sur des talons aiguilles, par exemple. A cultiver le look famélique. A réduire la taille de leur sexe (demanderait-on aux hommes de se faire faire des réductions de pénis ?). Ou à monter en amazone. Raison pour laquelle il serait vain de conspuer Suaidi Yahya. Car son raisonnement, tout absurde qu’il soit, est le même qui pousse couramment de jeunes occidentales à s’imposer des régimes qui les fragilisent à vie : 90 à 97% des anorexiques sont des filles. Toutes souffrent de carences osseuses irréversibles. Voilà comment se fabrique l’image de la féminité.

«Si tu cours trop vite, ton utérus va tomber»

Dans la plupart des sociétés humaines, la féminité est artificiellement construite sur la base d’un discours qui impose le devoir d’être plus faible, plus fine, plus légère, plus vulnérable, plus chancelante, plus tendre et plus périssable. Ce discours s’appuie sur des pratiques visant à empêcher la femme de se muscler, de se nourrir, de s’instruire ou de se défendre comme les hommes. Ces mesures prennent la forme de pénalités. En Occident, les femmes n’ont pas le droit de courir le marathon jusqu’à une époque récente. «On disait aux femmes : si tu te fatigues trop, ton utérus va tomber». Ainsi que le raconte l’Américaine Kathrine Switzer, la première femme à terminer un marathon avec un dossard enregistré, même les médecins participent à la désinformation. 42 kilomètres de course ? Impossible pour un corps féminin, disent-ils. Il faut voir le film Free to run (sorti en salles en février 2016) pour comprendre.

«Certificat de féminité» obligatoire aux JO

«En 1967, l’Américaine Kathrine Switzer participe illégalement au marathon de Boston en s’inscrivant sous un nom d’homme pour passer inaperçue. Le directeur du marathon la remarque et se met à lui courir après pour lui arracher son dossard et l’éjecter de la course. Défendue par son fiancé, elle parvient à finir la course. C’est un choc. Switzer devient le symbole féminin du droit à l’égalité dans le sport.» Dans les années 60, les femmes ne pouvaient pas parcourir plus de 800 mètres en compétitions officielles. Elles n’obtiennent gain de cause qu’en 1984, lors du marathon olympique de Boston : les voilà enfin autorisées à prendre le départ. Et encore. On leur impose des «tests de féminité» visant à écarter celles qui sont trop viriles. Cela commence dès les années 1930, ainsi que le raconte Anaïs Bohuon dans un livre passionnant sur l’histoire des compétitions sportives. Les exploits remarquables de certaines athlètes femmes sèment en effet la pagaille dans les esprits. Cela ne colle pas avec les normes.

Test de féminité : la police des sexes

Dans les décennies qui suivent (1940-1960), de nombreuses athlètes sont accusées de ne pas être des «femmes authentiques», notamment des championnes du bloc soviétique, aux corps inquiétants. Leurs organes sexuels sont donc examinés. Le premier contrôle systématique de sexe est introduit en 1966. C’est d’abord un examen gynécologique. Puis, c’est un test de Barr visant à vérifier que les athlètes ont bien les deux chromosomes X. Entre 1972 et 1991, sur 6561 personnes testées, environ 13 sont exclues des compétitions parce qu’elles portent des chromosomes atypiques (XXY, X0, etc.). Mais les médecins ne sont pas d’accord à ce sujet. On peut être une femme avec un bagage génétique bizarre. En 1992, un autre examen génétique est donc mis en place, toujours aussi controversé. Il manque être éliminé en 2005.

Les sportives de haut niveau sont, par définition, hors-normes

«En l’absence de critères fixes, que l’on cherche à établir mais qui se montrent à chaque fois arbitraires et faillibles, les contours de la féminité restent donc ceux des canons culturels provoquant le doute face à toute femme qui ne s’y conformerait pas. […] Le règlement actuel de la CIO prévoit cependant une procédure d’enquête sur le sexe des athlètes dénoncées comme étant “de genre suspect”. Or ces critères esthétiques qui naturalisent le genre sont en réalité paradoxaux puisque dans le sport, à la fois les exigences et les effets physiques de certaines activités favorisent des sportives qui transgressent, par définition, les normes de la féminité (2)» (source : compte-rendu de Michel Raz). De façon très révélatrice, les athlètes qui sont stigmatisées pour manque de féminité, sont physiquement «remises aux normes» par ablation partielle du clitoris : dans un article publié en 2013 (au moment même où les habitantes de Lhokseumawe, en Indonésie, n’ont plus le droit d’enfourcher une moto si elles sont des passagères), deux endocrinologues français dénoncent les pratiques abusives des fédérations qui imposent des vaginoplasties et, pire encore, des ablations partielles de clitoris à leurs athlètes.

Des championnes aux ailes rognées

Le Comité international olympique (CIO) et l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF), qui traquent le dopage à l’hormone mâle, interdisent de compétitions les femmes dépassant le taux de 10 nanomol par litre (nmol/l), la limite minimale des hommes. Le fait d’avoir un gros clitoris n’a aucune influence sur la production d’hormones mâles. Pourquoi imposer aux athlètes qu’elles se fassent mutiler le sexe ? Les soi-disant «critères» de la féminité sont donc, chez nous comme ailleurs, des façons déguisées de pénaliser les femmes, de les handicaper artificiellement, de les fragiliser afin qu’elles restent, toujours, des êtres en état d’infériorité. Dans leur tête et dans leur corps.

A LIRE : «Comprendre les relations entre sexe et genre à partir de l’intersexuation : la nature et la médicalisation en question», par Eric Macé, dans Médecine, santé et sciences humaines, dirigé par Jean-Marc Mouillie, Céline Lefève et Laurent Visier, Paris, Les Belles Lettres, 2011, (612-619). Et aussi : Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?, d’Anais Bohuon, éd. IXe, 2012.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Mâle, femelle et sexe douteux» ; «Il n’existe pas 2 sexes (mâle et femelle) mais 48» ; «Intersexe : un corps peut en cacher une paire»

NOTES

(1) Le Test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ?, Anaïs Bohuon, éditions iXe, 2012.

(2)«“Il y a cent fois plus de cas [de femmes avec un fort taux de testostérone] chez les sportives que dans la population générale, ce qui nous oblige à nous en préoccuper pour éviter une distorsion dans la compétition”, justifie en réponse Richard Budgett tout en avouant qu’“il n’y a pas de statistique”». Source : Libération.

Je salue Aurore, née il y a trois semaines à l’aurore avec des organes potentiellement doubles.

Sur le trottoir à 14 ans

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Sur le trottoir à 14 ans

Des maisons d’abattage 1900 aux guinguettes mal-famées, le livre “Casque d’or, une histoire vraie”, reconstitue le Paris de la Belle Epoque, à partir de documents inédits, inouis : les lettres de Casque d’or avec son amant en prison. Radiographie d’une société pourrie par les inégalités.

Eté 1995. Alexandre Dupouy – libraire, éditeur, spécialiste de la pornographie 1900 – découvre au hasard d’un vide grenier un étal de papiers jaunis que l’orage menace. Il va bientôt pleuvoir et les documents se dissoudre : personne ne s’y intéresse. Alexandre y jette un oeil : un mandat d’amener attire son attention. Elle concerne un nommé Leca. Le coeur d’Alexandre s’accélère : c’est la célèbre «Attaque du fiacre 8907» qui se trouve-là, dans ce paquet ficelé, contenant à la fois les ordonnances de justice et les lettres reçues en prison par François Leca, l’amant de… Casque d’or.

Casque d’or, la reine des apaches

Sur la base de cette correspondance inédite, Alexandre Dupouy réalise alors un incroyable travail de recherche, dans un ouvrage qui approche au plus près de la voix des marlous et des «fleurs de bitume», illustré d’images inouïes et minutieusement documenté de photos, dessins, croquis d’époque, tableaux, gravures ou cartes postales. Il fait revivre ce Paris impitoyable de la Belle-Époque, celui des apaches en maraude, prêt à s’entretuer pour le coeur d’une gigolette. L’histoire de Casque d’or commence dans un Paris éventré par les travaux «hausmanniens». Il s’agit de «raser […] les repaires de voleurs et d’assassins» (ainsi que raconte le baron Hausmann dans ses Mémoires) et –sous prétexte d’«assainir» les quartiers populeux– d’en déloger tous les ouvrier afin de les reléguer en marge de la ville dans des taudis insalubres. Dans cette cité désormais «constituée de ghettos, scindant définitivement les classes laborieuses de leurs classes dominantes», les grands chantiers de construction se multiplient, entraînant une augmentation foudroyante des classes populaires qui encerclent les quartiers riches et cossus.

Tour-opérateur dans les mauvais quartiers

Comme au zoo, la haute société se met alors à visiter les bas-fonds. «Imaginez des “tours-opérateurs” dans les cités du “neuf-trois”, se moque Alexandre. Les femmes du monde voisinent avec les filles […]. Un voyeurisme mêle volupté et goût pour le sordide, frayant entre le vice et le crime.» Des guides offrent pour 6 francs le frisson canaille d’une descente en enfer (1). On aime se faire peur chez le bourgeois. La misère et la violence des quartiers périphériques autorise d’ailleurs bien d’autres fantasmes que ceux de l’insécurité : il devient facile de satisfaire ses envies, toutes ses envies. «Les fillettes vendent des fleurs dans les cafés, chez les marchands de vins et sur les trottoirs, croisant leurs grandes sœurs qui ont appris à utiliser leurs charmes pour soutirer l’argent de complaisants amateurs de fruits verts. À la nuit tombante, tout ce petit monde remonte à la rencontre des parents rentrant du travail, les hypocrites laissant supposer qu’ils viennent de quitter la classe».

L’école de la rue

Celle que la presse nommera Casque d’or, de son vrai nom Amélie Elie, suit le même chemin : la chambre où sa famille s’entasse rue Popincourt est trop petite, l’école trop froide. Alors, elle traîne dans la rue, avec ces «graines de vauriens» qui s’amusent, du côté des fêtes foraines, autour des «fortifs», à mimer le jeux des grands. Dès 7 ans, le chenapan dit à sa Dulcinée : «Tu seras ma p’tite marmite», sans savoir que «marmite», en langage de souteneur, désigne la racoleuse (2). Mais il apprend vite. «Pendant la belle saison, la prostitution s’exerce librement en pleine verdure», à la faveur des bruits de flonflon, des cris de saltimbanques et des sifflets d’alerte lancés à l’approche des condés. Amélie s’affranchit vite. Dans ses Mémoires, recueillis et largement réécrits par Henri Frémont, un journaliste de la revue Gil Blas, en 1902, Amélie raconte. «On a dix ans, on est trois ou quatre petites filles lâchées dans la rue, et on tourne déjà le nez à la moindre musique». C’est la danse, dit-elle, qui met le feu aux poudres de l’enfance.

«Les petites filles de Charonne ont la danse dans le sang»

«Si un aveugle joue de la clarinette dans une cour, on est derrière lui. Si le tambour des soldats passe, on lui fait escorte en se tenant la main. Mais ô mon Dieu, si la porte d’un bal-musette s’entr’ouve tout à coup sur le boulevard. Toute la mauvaise graine en jupons, toute la racaille des tas de sable et des joueuses “à la marchande” dégringole, se précipite et se trouve en deux minutes à la porte du bal. Il en sort de tous les recoins. Ça dévisage ceux qui entrent et ceux qui sortent : ça écoute la voix du piston et ça bouche toute la porte jusqu’à l’arrivée du garçon et de sa serviette. (…) À dix ans, la petite fille fait cela à la porte des bals de Charonne. À onze ans, elle se lance toute seule dans l’aventure et elle sait se glisser derrière les chaises de la terrasse pour mieux voir entre deux rideaux. À douze ans, elle rencontre, le soir du quatorze juillet, un garde républicain qui la serre contre les boutons de sa tunique et qui lui apprend la valse. À treize ans, elle revient devant le bal, mais, cette fois, elle en pousse la porte…».

A 13 ans, Casque d’or devient «affranchie»

A 13 ans, Amélie entre dans la danse. «Et quand on entre et quand on est entré, c’est l’éternelle histoire de Casque d’Or qui recommence, dit-elle. On saute la première polka avec un voyou qui vous dit des choses énormes ; on danse la mazurka avec un pantalon de velours qui vous promet le paradis. Il faut attendre la valse, l’entraînante valse, pour voir arriver, ce petit Chopin […] qui rien qu’en vous touchant le doigt de son doigt vous fait remonter tout le sang à l’épiderme. Celui-là c’est l’amoureux […] qui, ce soir, demain, ou dans huit jours, vous tombera quelque part pour vous apprendre les choses que vous ne connaissez point !… […] N’est-ce pas que c’est bien là notre histoire, petit Matelot ?… Toi, tu étais venu au bal par la rue de Montreuil et moi par la rue Alexandre-Dumas. Nous ne nous connaissions pas. J’ignorais absolument ton existence et personne ne t’avait dit à toi-même que tu rencontrais ce jour-là au Tableau une gosse de treize ans, […] que tu aimerais beaucoup, très bien, pendant quatorze mois !».

Entre deux amants-proxénètes, son coeur balance

Amélie est en ménage à 13 ans, avec un «matelot» chapardeur. Ses parents s’affolent. Ils la punissent. Elle fugue. La prison pour mineures en correctionnelle ne fait que l’endurcir. A 14 ans, sa mère meurt. A 14 ans et demi, voilà Amélie sur le «ruban», le trottoir. Ensuite… son histoire entre dans la grande Histoire, par la porte des accusés. Son premier souteneur, Bouchon, en veut trop et quand il boit, il frappe. D’abord des coups de poings, puis deux coups de ciseau dans l’aine. Amélie s’enfuit et pendant quatre jours devient une vagabonde, terrorisée à l’idée que Bouchon se venge. Un apache débutant –20 ans à peine– l’aborde et lui offre sa protection. Il s’appelle Manda (ci-dessous).

Elle se réfugie contre lui et entame quatre années d’une vie presque paisible : elle se prostitue, il veille sur elle. Le problème vient quand Manda la trompe avec la «régulière» d’un autre beau môme nommé François Leca. Amélie, jalouse, quitte Manda et tombe amoureuse de Leca. Manda, jaloux à son tour, réclame qu’elle lui revienne. Une guerre des gangs éclate. (Ci-dessous : Leca)

Punis pour l’exemple

Coups de feu tirés en pleine rue, fiacre attaqué, arrestations de voyous armés de haches et de coups de poing… Leca et Manda manquent s’entretuer, sont arrêtés puis envoyés au bagne pour l’exemple. Ils y mourront. L’affaire Casque d’or fait couler beaucoup d’encre. Il faut des victimes expiatoires, afin que l’ordre –en surface– soit rétabli. Amélie devient, dans la presse, la nouvelle Hélène de Troie version «fleur de bitume», responsable d’une sanglante guérilla urbaine. Quand on lit ses lettres et celles de Leca, il émerge cependant une autre image de cette héroïne de faits divers. C’est tout le talent d’Alexandre Dupouy que d’avoir tenté d’extraire une forme de vérité hors de ses lettres que les deux amoureux s’échangent sur fond de procédures judiciaires. «Ce soir je vais penser à toi parce que je ferais probablement comme toi», dit-elle pudiquement. Lui, compose des poèmes intitulés «A ma Lili». Il exige qu’elle lui reste fidèle. Elle refuse toutes les propositions des souteneurs et se met en coupleavec une autre prostituée, Suzanne, avant d’épouser un vernisseur, de devenir tenancière d’un petit bordel, puis bonnetière sur les marchés de banlieue, avant de s’éteindre dans l’anonymat le 16 avril 1933.

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A LIRE : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, La Manufacture de livres. Broché (sortie :01/10/2015)

A ma Lili / Je t’adore ma Lili. A voir tes yeux si beaux. / Plus purs et lumineux que les pures étoiles. / A entendre parfois ton doux babil d’oiseaux / Il me semble qu’un coin du firmament sans voiles / Vient de s’ensoleiller de rayons plus brillants / Quand tes lèvres vermeilles se tendent vers les miennes / Quand tu viens dans mes bras comme une petite enfant / Tes caresses pour moi sont de douces magiciennes / C’est en mon cœur meurtri l’oubli des mauvais jours / Des tourments des soucis dont les heures sont pleines / Tes baisers ma Lilie me console toujours / Endorment ma misère et guérissent mes peines. / F. L.

A VOIR : Les Larmes d’Eros, la librairie d’Alexandre Dupouy. 58, rue Amelot 75011 Paris. Tél. : 01.43.38.33.43.

NOTES

(1) L’ouvrage d’Alexandre Dupouy est illustré d’étonnants encarts publicitaires intitulés «Les dessous de Paris» : «Pour voir les dessous de Paris, on peut s’adresser à l’Agence générale des chasseurs-guides parisiens, qui a un personnel recruté d’une façon spéciale et offrant toute garantie. Tarif : de 8 h du soir à 1 h du matin, 6 fr., de 8 h du soir à 5 h du matin, 12 fr.». (Source : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, p. 133).

(2) «Proverbe de souteneurs “Plus il y a de trèfle sur le trimard, mieux nos marmites maillochent”.En clair : plus il y a de monde à un endroit, plus nos femmes travaillent». (Source : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, p. 22)


Les 108 stars absolues (ou déchues) du Japon

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Les 108 stars absolues (ou déchues) du Japon

Saviez-vous que le portrait ornant les billets de 5000 yens au Japon est celui d’une écrivaine morte de faim à 24 ans ? Que le médecin qui a découvert la vaccin contre la syphilis est lui-même… mort de la syphilis ? Que le précurseur de l’électricité au Japon est un auteur de romans érotiques ?

Dans Les 108 étoiles du Japon, le journaliste Matthieu Pinon énumère le destin des «108 personnalités qui ont fait la pop culture telle qu’elle est aujourd’hui, les équivalents de Foucault, Victor Hugo et Sylvie Vartan», ainsi qu’il le dit sur NoLife. Pourquoi 108 ? Parce qu’«il y a 108 coups de cloche sonnés le soir du Nouvel An, répond-il. Les chapelets des moines ont 108 petites billes. Et pour ceux qui vont dans les rakuen shop, ils savent que quand on achète un gadget à 100 yens, en fait il coûte 108 yens. Ce qui fait le top 108 Japonais avec l’ajout de la TVA».

Elle est pop idole à 14 ans, puis femme au foyer à 21 ans

Drôle, enjoué, Matthieu Pinon énumère les destins souvent chaotiques des 108 personnes les plus connues du Japon avec un talent de conteur hors pair. On lit son ouvrage en retenant son souffle, ravi d’apprendre que «La petite musique dans le shinkansen, lorsqu’il y a des annonces pour les voyageurs, c’est une chanson de Yamaguchi Momoe qui fut la première des idoles au Japon». Elle a commencé sa carrière à 14 ans. A 21 ans, au sommet de la gloire, elle tombe amoureuse et annonce qu’elle va devenir femme au foyer. Depuis, plus rien. Yamaguchi Momoe est devenue une anonyme mère au foyer. C’est comme ça, dans le Japon des années 70. Et même maintenant, alors que tout le monde attend le retour de Momoe, elle préfère s’occuper de sa famille.

Il inocule la syphilis à des malades et des petits orphelins

Autre destin surprenant, celui de Noguchi Hideyo (1876-1928). Ce fils de «paysans quasi-analphabètes» se calcine la main gauche à l’âge de 6 ans, en trébuchant dans la cheminée : il perd tous ses doigts. Il a 16 ans quand ses camarades de classe se cotisent pour lui payer une opération. Il se dit «Moi aussi je vais sauver des vies» et décide de devenir médecin, travaillant jour et nuit à l’hôpital, mais en vain : son handicap pèse trop lourd. «Avec sa main foutue», raconte Matthieu Pinon sur NoLife, impossible de faire carrière. A 24 ans, le voilà aux Etats-Unis pour devenir chercheur. A l’Institut Rockefeller où il travaille, Noguchi se passionne pour la syphilis dont il finit par isoler la bactérie pathogène. Comment a-t-il fait ? En inoculant la syphilis à des malades et des enfants orphelins. Grâce à lui, un vaccin est trouvé, mais le scandale est énorme, incitant les instances médicales à mettre en place un Comité Ethique Mondial. Noguchi, quant à lui, proclame son innocence : il en veut pour preuve qu’il s’est inoculé à lui-même la syphilis. Il refuse d’ailleurs de prendre un traitement, comme s’il fallait payer pour le tort qu’il a causé.

Il laisse s’échapper les moustiques porteurs de la fièvre jaune

Sa maladie, lorsqu’elle dégénère en neurosyphilis, lui attaque le cerveau. C’est à ce moment-là qu’il affirme pouvoir anéantir les épidémies de fièvre jaune qui sévissent en Amérique du sud. «Pas de problème, c’est une bactérie, dit-il. Je vous l’identifie en neuf jours». Problème : la fièvre jaune n’est pas une bactérie mais un virus. «Ne supportant pas le discrédit officiel de sa découverte, il se rend en Afrique pour étayer ses théories erronées. De trois mois, le séjour finit par en durer six et, dans la moiteur de la savane Noguchi sombre jusqu’à devenir une menace pour son équipe (il laisse s’échapper des moustiques porteurs du virus). Ayant délaissé les précautions sanitaires, il finit par contracter la fièvre jaune à son tour, dont il meurt le 21 mai 1928 sur ces ultimes mots : Je ne comprends pas». Ses compatriotes – pas rancuniers – choisissent son portrait pour les billets de 1000 yens. Après tout, c’est grâce à Noguchi qu’on demande maintenant la permission aux cobayes humains avant de leur faire des injections.

Il lance les vêtements à l’amiante au Japon

Autre destin surprenant, celui du savant fou Hiraga Gennai (1728 –1780). A l’époque même où Rousseau fait ses herboristeries, ce fils d’un guerrier de bas rang, «apprenti-herboriste dès 12 ans, entre six ans plus tard au service du seigneur local, dont les jardins sont des lieux d’expérimentations botaniques». Dans son livre Les 108 étoiles du Japon, Matthieu Pinon, s’enthousiasme pour ce «touche-à-tout de génie», précurseur en pharmacologie, auteur de pamphlets politico-érotiques, adepte de l’électrothérapie, chercheur de minerais précieux et finalement… assassin. Toute sa vie, Hiraga ne songe qu’à être «le premier au Japon». Il est le premier à développer le thermomètre au Japon, les vêtements à l’amiante (ciel) et les générateurs d’électricité. Sa méthode est celle du «reverse engineering» bien connue dans l’univers des nouvelles technologies : il se procure des objets occidentaux et les démonte pour en comprendre les principes. Pour lui, tout commence en 1752 : il a 14 ans lorsqu’il est «envoyé parfaire son savoir à Nagasaki» où se trouvent les représentants du comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales. A leur contact, il décide d’abandonner son statut héréditaire de samouraï et de devenir… aventurier ?

Auteur de romans libertins, précurseur de l’électricité

Multipliant les initiatives pour se faire un nom, il essaye d’introduire la culture du ginseng au Japon, ouvre sa boutique d’apothicaire, milite pour l’autosuffisance en matière de racines médicinales et devient une star en 1763 avec une encyclopédie d’histoire naturelle que tout le monde s’arrache. En parallèle, il est le premier à introduire les techniques de porcelaine et de peinture à l’huile. Il se lance aussi, comme spéculateur, dans des opérations de prospection minière, de production de sel, de transport de riz, tout en écrivant des romans sur le tourisme sexuel au Japon, passant en revue toutes les formes de prostitution – y compris mâle – qui se développent alors à travers le pays. Il tient l’équivalent des salons parisiens, des réunions (daishôkai) où ses amis médecins, artistes, imprimeurs et scientifiques échangent des idées novatrices. Il lance des best-sellers qui préfigurent la science-fiction. Est-il un génie ou un tricheur ? La légende veut qu’à force d’échecs répétés, devenu misanthrope et cynique, furieux de ne pas recevoir le soutien qu’il attendait, il exécute un de ses assistants en pleine ville. Il décède du tétanos durant son incarcération. «Privé d’obsèques publiques et incinéré au Sosen-ji, il est réhabilité en 1943, quand sa tombe est désignée site historique national».

A LIRE : Les 108 étoiles du Japon, de Matthieu Pinon, éditions Ynnis, avril 2016.

A VOIR : NoLife, la «chaîne des nouvelles cultures : jeux vidéo, japon, BD, musique, anime, manga, littérature», etc. Sur Noco TV (TV en ligne). Abonnement à 5 euros par mois. A voir en particulier : l’émission 101 pure 100 et surtout l’émission Mots de Saison, extrêmement documentée sur la culture japonaise.

Merci à Eldon Tyrell.

L'amour, c'est quand on le fait sans préservatif ?

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L'amour, c'est quand on le fait sans préservatif ?

Il y a des histoires vraies qu’on lit comme des scénarios de film. Dans «L’Amour le vrai», une psychanalyste raconte huit récits de cœurs brisés, huit ratages palpitants dont elle démonte les ressorts. Voici le premier d’entre eux : édifiant.

Les histoires d’amour finissent mal en général et toujours pour les mêmes raisons. Dans son ouvrage, L’Amour, le vrai, Florence Lautrédou propose huit récits symptomatiques de nos mauvais réflexes. Si l’histoire rate, c’est notre faute: nous voulons parfois trop que l’histoire réussisse, dit-elle. Nous préférons nous voiler la face. Les signaux avertisseurs étaient là pourtant. Elle en veut pour preuve des récits authentiques (1), parmi lesquels se mêle sa propre histoire. Leur lecture est troublante car elle fait remonter de drôles de souvenirs, tragiques et comiques à la fois. Voici le premier récit. Va-t-il vous rappeler quelque chose ?

Emma a appris à faire face

Sa mère lui a enseigné à «sourire». Pour cette juriste expatriée à Bruxelles, la leçon s’avère payante : il faut servir les intérêts des clients en gardant le «poker face», visage impassible de celle qui fait toujours face à tout. Un problème ? Non, jamais. No problem. Ce qui fait sa force au travail la dessert en amour. Et voici comment : Emma tombe sur un trentenaire à particule, à l’allure élégante. Il s’appelle Louis. Première rencontre : premier baiser. Puis long silence. Puis invitation à un dîner formel. Emma débarque dans un «grand appartement avec moulures et meubles d’époque qui donne sur le parc de Tervuren. Et me sens déplacée parmi les invités, tous belges et surhabillés, costumes et robes de soirée pour les femmes blondes, très maquillées et bronzées. Sentiment de me retrouver dans une version flamande d’un film de Chabrol. Tout le monde me regarde. La place à droite de l’hôte, sans doute».

Pourquoi l’a-t-il placée à sa droite ?

La douzaine de convives la toise sans aménité. Emma devrait se douter qu’il y a là comme un scénario SM. Mais elle a appris à se taire et garder le sourire. L’homme le sait. Le petit jeu, alors, commence. «Pour alléger le poids des regards, globalement défiants, je m’active, Louis nous ayant préparé un repas traditionnel qui implique changement de vaisselle et de couverts. Je n’aime pas me faire servir par un homme. L’espèce est tellement précieuse qu’il ne faut pas l’user en tâches impropres.«Dès que tu en trouves un, tu nous le bichonnes, m’a assené ma mère dans ses principes d’une autre génération. Un homme a besoin qu’on s’occupe de lui». Assiettes en main, j’évolue donc dans sa grande cuisine, aménagée à la perfection. Louis, 36 ans, soigne son célibat. Il me regarde ranger les couverts dans le lave-vaisselle, s’amuse de mes doigts qui tremblent d’être ainsi scrutés. Je relève les yeux quand il se poste devant moi. «Alors, Ça te plaît ?»».

Le coup de la barre d’acier

On se croirait dans 50 nuances de Grey. Emma va-t-elle succomber au charme de la domination mâle ? Elle raconte : «Son ton est dur, comme son regard. Ses bras sont plaqués contre ses flancs. Je me sens oppressée et recule, heurtant une barre de fer appuyée contre le mur. Elle claque sur le sol.«Désolée !» «C’est OK, elle…, commence Louis en relevant la barre et en la caressant, les yeux plissés vers moi. Elle a explosé deux pigeons la semaine dernière, sur la rambarde de mon balcon. Bam, déchirés, direct !» Et de mimer le meurtre en soulevant la barre façon brute de jeu vidéo – l’une de ses passions, comme je le découvrirai plus tard. J’écarquille les yeux, ma façon d’encaisser la violence.«Un problème ?», ajoute-t-il, moqueur, déclenchant chez moi un réflexe de dénégation automatique». Emma est prise au piège. Au XXIe siècle, aucune femme ne peut se permettre de sembler faible, fragile, inhibée ou timide. No problem.

Le coup du sexe sans préservatif

«La variation sadique autour du motif de l’homicide comptera encore quelques épisodes, avec chaque fois une gradation dans l’humiliation.» Emma dit que son système de guidance personnelle est faussé. Il est d’ailleurs faussé «dès la première nuit quand mon amant belge s’est jeté sur moi. «Tu ne prends pas de…, ai-je balbutié, gênée par ce que je jugeais de timoré dans ma remarque. — Non. Un problème ?», m’a-t-il toisée, son visage au-dessus de moi. Evidemment, un problème, une angoisse terrible avant la prise de sang quelques semaines après […]. Mais ce soir-là, pour éviter la scène et sa sanction […] j’ai hoché la tête, docile. Débile ? Je ne suis pas sûre. […] Quand je discute avec des Françaises, Belges, Italiennes, Portugaises, Grecques, Espagnoles, je retrouve ce type de comportement. Des femmes intelligentes, responsables, qui basculent en mode bug dans l’intimité. Ombre cachée qui nous attire vers le prédateur susceptible de nous prendre la vie ?» Le préservatif est fortement connoté «coup d’un soir». Si un homme propose du sexe sans préservatif, c’est par sous-entendu un contrat de confiance : si tu remets ta vie entre mes mains, alors tu seras digne d’être aimé(e). Comment dire «non» à quelqu’un qui joue avec vous au (sale) petit jeu du sacrifice amoureux ?

Le coup de la partie de chasse

En sadique accompli, Louis n’aura plus qu’à faire monter la pression d’un cran supplémentaire à chaque rencontre. «Les semaines suivantes s’enchaînent, avec chaque fois une variation autour du thème de l’homicide. Louis, dont l’expressivité sentimentale est inversement proportionnelle à l’ardeur sexuelle, tient à m’emmener dans son château familial près de Bruges, pour un déjeuner dominical, précise-t-il.» Emma croit qu’il va la présenter à ses parents. Quelle joie. Sur place, déconvenue : les convives dardent sur elle «des yeux pâles aux pupilles rétrécies, à force de méfiance», tous habillés de tenues vert sombre ou camouflage. Mais pourquoi ce code couleur ? Et pourquoi ce repas de venaisons ? Brusquement un son grave s’élève dans la brume, dehors. La tablée se lève d’un seul mouvement. Louis lui propose une promenade, en regardant ailleurs. «Nous entrons dans la forêt. J’ai peur, comme une tension dans le sternum. Un coup de feu. Je me jette au sol en hurlant. «Tiens-toi !, gronde Louis, maxillaires serrés. Tu me fais honte.» Evidemment. C’était un déjeuner de chasse. Louis ne m’a rien dit. Il me relève brutalement, l’air furieux et me tire par le bras.«Fini, on rentre !» J’ai beau balbutier des excuses

Le coup de l’expérience extrême

Si Emma était lucide soit elle renoncerait à son rêve de princesse (et le quitterait), soit elle irait s’acheter une tenue en vinyle noir (et deviendrait sa soumise pour le seul plaisir d’un scénario SM assumé) : après tout, Louis est un bon coup. Mais non. Elle s’accroche à l’idée que si elle lui prouve qu’elle peut encaisser il finira par tomber amoureux. Voilà donc Emma suspendue à son téléphone, attendant des appels souvent espacés. Un dimanche, appel : «Je pars faire du planeur. Cela t’intéresse ?» Emma déglutit. «Tomber, ma pire frayeur. Et logiquement, le fameux bug féminin, je réponds, enthousiaste. «Bien sûr !»» Suivent trois heures d’horreur, au cours desquelles le frêle planeur affronte des turbulences. Louis s’amuse, multiplie les virevoltes. Emma ferme les yeux et retient ses cris, jusqu’à l’atterrissage. Elle sort, court, vomit spasmodiquement dans un bosquet, revient pour s’excuser. Louis lui tend un kit dentifrice-brosse à dent. Il en a «stocké une dizaine pour ses conquêtes». Emma ne dit pas un mot sur l’érection qui, probablement, doit lui gonfler le pantalon. Plus elle tente de faire face, plus elle s’enlise.

Le coup de la carpette

Vient l’épisode ultime. Emma donne une conférence au Parlement européen. Louis l’arrache au cocktail, devant tout le monde, tel un amant possessif. Elle se laisse faire, troublée (excitée ?). Mais contrairement à ses attentes, Louis n’a pas d’autre intention que l’humilier (bis). Il l’emmène chez un antiquaire prendre réception d’un lourd tapis persan qu’il faut charger à bord de la voiture. Elle se retrouve dans la rue, en tailleur et talons aiguilles, à jouer les déménageurs. «Attention, la carpette !», crie-t-il, énervé. «Ce terme, qui désigne un tapis en langue belge, me fait l’effet d’une déflagration. Carpette. Traitée comme une ? Une partie de moi se dissocie subitement.«On fait quoi, là ?» Ma voix sort, tellement vraie, tellement réelle, tellement moi, que j’ai le sentiment de me retrouver d’un coup. Je lâche mon bout de tapis sur le trottoir. […] Mes épaules esquissent son mouvement préféré avant de me conduire vers la station de taxis en haut de la place. Je ne reverrai jamais Louis, sa BMW, sa carpette et son planeur». Libre, enfin.

Prochain post : quelle analyse Florence Lautrédou propose-t-elle de nos erreurs en amour ? Comment faire pour éviter les ratages ?

A LIRE : L’Amour, le vrai, de Florence Lautrédou, éd. Odile Jacob, 2016.

NOTE 1 : Les récits sont authentiques mais retravaillés pour ne blesser personne.

Qui veut jouer à la Princesse ?

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Qui veut jouer à la Princesse ?

Si les histoires de coeur finissent mal, c’est la faute aux femmes et aux archétypes. Dans un ouvrage roboratif qui énumère les principales raisons de l’échec amoureux, Florence Lautrédou tape sur les contes de fée.

Un jour, un psychanalyste lui dit : «L’amour ? Une pathologie. Suffit de voir comme les gens souffrent.» Florence Lautrédou (qui vient juste de rompre), opine lugubrement du chef. Oui, certainement, l’amour fait mal. Mais le non-amour fait encore plus mal.

Vous préférez rompre ou vous accrocher ?

Plutôt mourir que rester coincé(e) dans un mariage convenable. «On ne peut nier le caractère pathologique du couple ancien régime, ce forceps du binôme amoureux qui a témoigné de son caractère mortifère. Outre les violences conjugales, destinées aux femmes, il a conduit des générations de mal appariées à développer des maladies graves et autres modes d’expression d’émotions négatives retournées contre soi. Cancers, maladies auto-immunes, pathologies de dégénérescence funestes ou encore, radical, l’accident mortel seul au volant en rentrant à «la maison» qui met fin au calvaire, tous résultats d’une souffrance chronique, éprouvée jour après jour dans le désert de la maltraitance conjugale, dans le vide affectif d’un faux foyer, dans la détestation de soi et de ce qu’est devenue sa vie. Affaire dangereuse. On meurt du non-amour. Notre culture s’emploie à nous le signifier, pourtant, depuis des siècles de production littéraire, cinématographique, musicale, et… nous fonçons tête baissée dans la catastrophe».

Il y a huit pathologies d’échec amoureux…

La catastrophe est-elle une fatalité ? Non. Normalienne, agrégée de lettres modernes et psychanalyste (1), Florence Lautrédou analyse dans un très beau livre – L’Amour, le vrai– les raisons pour lesquelles ça ne marche pas. Elle en trouve huit. Il existe en effet huit schémas récurrents d’échec : toujours les mêmes, dit-elle, en suggérant à ses lectrices d’identifier celui qui leur correspond. Toute thérapie repose, au préalable, sur un diagnostic. Le fait que Florence Lautrédou s’adresse avant tout aux femmes est d’ailleurs loin d’être innocent : les femmes sont les principales coupables et les premières victimes des ratages en amour. Pourquoi ? Parce qu’on enseigne aux femmes, depuis la «tendre» enfance, que leur seule raison d’être c’est «trouver un gentil garçon» pour «faire sa vie en couple». Les femmes ont presque toutes grandi dans l’idée qu’elles ne valaient rien pour elles-mêmes. Ce qui les rend particulièrement «stupides» en matière de sentiments. Elles sont trop dépendantes.

... Et ce sont huit pathologies féminines

Florence Lautrédou ne mâche pas ses mots : «La psyché féminine sur l’amour est marquée du sceau de cette imbécillité» qui consiste à se croire «nulle» quand on n’est pas en couple. La vie des femmes tourne entièrement autour de ce principe – l’Amour – qui seul donne sens à leur existence. C’est du moins ce qu’on leur fait croire, à grand renfort «de passif transgénéalogique, d’inconscient collectif de souffrance et d’humiliation, et, surtout, d’un substrat culturel de contes et de légendes, d’histoires de princesses de château ou de télé qui fausse dès la naissance la perception des femmes sur elles-mêmes, sur leur valeur, forcément inférieure, et sur la nécessité d’une relation amoureuse pour l’établir. Clarissa Pinkola Estés s’est livrée à une analyse implacable de ces croyances accrochées à la psyché féminine. Elle a décortiqué un à un chacun de nos conditionnements ancrés dans un référentiel consensuel de contes, légendes, traditions populaires, qui déterminent le destin amoureux de la femme, pour souvent la réduire».

Quel archétype préférez-vous ?

Avec des mots précis, Florence Lautrédou dissèque les huit archétypes auxquels les femmes s’identifient le plus souvent et qui les conduisent à gâcher leur relation : «Martyre, Mentor, Sauveuse, Vierge, Princesse, Ange, Esclave, Mère, Servante, Victime, Prostituée, Femme fatale». Pour illustrer chacun de ces archétypes, Florence raconte des histoires à la vérité troublante, qui sont celles de ses innombrables patientes. Prenez la Mentor, par exemple, c’est l’archétype de la conformiste qui refuse de coucher le premier soir : par principe ou par peur ? En se «donnant», elle craint de perdre toute valeur aux yeux de l’autre. Elle ne songe donc qu’à l’épouser et le piéger dans une «relation sérieuse», dont elle règle le timing. «Aucun homme, sauf un non-homme justement, n’acceptera de se voir ainsi encadré», note Florence, avec ironie. Autrement dit : la castratrice qui veut tout contrôler finit forcément par payer. Elle attire les faibles, faciles à castrer. La Maman qui veut materner, elle, attire les mâles infantiles. La Martyre attire les sadiques. La Princesse attire les machos. etc. Dans ce petit théâtre des archétypes oppressifs et limitants, les femmes se condamnent à ne rencontrer que leur pendant mâle «pour des chorégraphies aussi brutales qu’éculées».

Si vous avez peur, vous êtes déjà des proies

Ainsi que Florence l’explique la peur motive la plupart des femmes : peur de la solitude. Peur de l’échec. «La peur emprisonne dans des schémas de réassurance irréels», ajoute-t-elle. «Quelles que soient les injonctions culturelles, familiales, sociales reçues par les hommes et les femmes, il est d’abord primordial de se reconnecter à l’instinct. Cette vérité vaut davantage pour les femmes, soumises à des modèles de féminité aliénants». Quelle solution ? Sortir du rôle qu’on s’est donné, dit-elle. Trouver d’autres modèles d’identifications : Vampirella, Wonder-woman, Magicienne ou Amazone, peu importe. «Les femmes auront aussi intérêt à lâcher certains archétypes pour en intégrer d’autres, plus favorables à leurs projets, y compris sentimentaux. Car plus une femme recontacte sa puissance féminine, grâce au bon choix d’archétypes, plus elle s’ouvre à la possibilité d’une vraie rencontre amoureuse. Ces schémas, très mécaniques, valent pour tous les types de couples, hétérosexuels autant qu’homosexuels, tant les mêmes polarités s’y retrouvent à travers les jeux de rôle de la relation, assortis des potentialités de simulacres et autres stéréotypes funestes». Conclusion : vous voulez être heureuse en amour ? Prenez pour role model des héroïnes que vous admirez, des icônes de fiction positives.

A LIRE : L’Amour, le vrai, de Florence Lautrédou, éd. Odile Jacob, 2016.

NOTE 1 : Elle a créé The Eye Opening Project, un collectif de professionnels des domaines de l’art, de la psychologie, de la science et de la spiritualité, qui promeut le recours à l’inspiration et aux ressources intuitives dans nos vies. Elle est l’auteur de Cet élan qui change nos vies. L’inspiration.

CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN DEUX PARTIES : la première partie s’intitule «L’amour, c’est quand on le fait sans préservatif ?».

POUR EN SAVOIR PLUS : «Filles, garçons : quels jouets ?» ; «La domination masculine» ; «Toutes les femmes sont des catins» ; «Faire l’amour pour faire plaisir ?».

Savez-vous ce qu'est un Rimjob?

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Savez-vous ce qu'est un Rimjob?

Dans un Festival dédié aux "nouvelles identités genderqueer", le court-métrage hilarant du réalisateur Wes Hurley revisite l’histoire de Cendrillon. A priori, c’est une version pour rire, mais pas que. Au fait, savez-vous ce qu’est un rim job ?

Si vous voulez en savoir plus sur «les rapports alternatifs aux genres et au sexuel», profitez du festival What The Fuck? Fest***!, soit trois jours en immersion les 8, 9 et 10 juillet dans les «scènes d’avant-gardes» cul. C’est l’occasion d’expérimenter un «shooting porno» en Réalité Virtuelle (avec un casque adapté à la vision 360 degrés), d’écouter des escort-boys raconter leur quotidien, de voir plein de performances queer, plus les dernières vidéos LGBT-déjantées, et surtout d’apprendre des mots nouveaux. Dès le premier jour, pour l’ambiance, les organisatrices de ce festival engagé font appel à leurs alter ego de la Fête du slip de Lausanne pour animer un «Dildo Racing» : «C’est une piste de course pour vibromasseurs, sur laquelle chacunE peut faire concourir son propre vibro, ou jouer avec ceux fournis», explique Marianne Chargois qui a co-créé l’événement avec FloZif et Amaury Grisel. Voilà qui donne le ton. Ce sera désinhibé. Aussi désinhibé que l’un des films les plus attendus de la programmation : Zolushka, du réalisateur Wes Hurley.

Cendrillon au masculin

Dans Zolushka, Cendrillon travaille comme homme de ménage dans un bar cuir. Les stars du club – deux minets affectés – font du pole dance et ne cessent de le brimer. Cendrillon rêve sur l’affiche de la prochaine soirée, ornée d’un mastard souriant… Le prince des nuits hot. Cendrillon n’a aucune chance, d’autant que les minets l’enferment dans le placard à balais. Mais voilà qu’une fée surgissant de nulle part, d’un coup de baguette magique, revêt Cendrillon d’une tenue moulante disco, le relooke et le libère : le voilà hors du placard, paré pour se rendre à la «Night». Exit, les minets. Le mastard n’a d’yeux que pour Cendrillon, qu’il embrasse puis chevauche illico : le face-sitting vire au parcours équestre, sur fond de salade verte à la tomate (?), jusqu’à ce que minuit arrive, que Cendrillon s’enfuit et que le prince… se retrouve seul, et ahuri.

Es-tu celui que j’attends ?

«Es-tu celui que j’attends ? Je ne me rappelle pas ton nom mais tu m’as fait le meilleur rimjob de ma vie. Tu es parti en courant avant que je puisse te demander ton numéro. Si c’était toi, s’il te plaît, viens à la Soirée Pony Friday. Je t’attendrai…». Le vendredi soir arrive.

Des centaines de candidats se succèdent entre les fesses du Prince, qui se morfond, à quatre pattes, attendant de sentir le contact de la seule et de l’unique langue capable de le faire jouir. Quand Cendrillon la pose entre ses fesses, le Prince brusquement s’illumine. Il l’a reconnue. Ils s’embrassent. The end.

Cendrillon : l’histoire d’un coup de foudre sexuel

Dans cette version, pas de pantoufle en vair. C’est à sa bouche que le Prince identifie son âme sœur. Sommes-nous si loin du contenu latent du conte ? Pas tellement. La métaphore du pied qui «enfile» une chaussure est transparente. Mais il serait réducteur de croire que cette version gay de Cendrillon ne fait qu’expliciter le sens profond du conte. Elle lui donne une autre dimension. Il n’est en effet pas innocent que le prince se fasse faire des rimjobà la chaîne pour reconnaître Cendrillon. Le rimjob (qui est l’équivalent par-derrière du blowjob) consiste à «sucer» ou «lécher» le pourtour de l’anus. Cela peut paraître trivial, voire dégoûtant, mais cette caresse reproduit le mouvement circulaire, tournoyant qui structure les formules magiques.

Il y a un lien entre rim et rime

Le mot rim en anglais (jante, roue, disque) vient du proto-germanique rimô (bord, lisière) et désigne particulièrement le rebord d’un objet circulaire. Il a donné le verbe to rim : qui signifie à la fois «encercler», «tracer le contour d’un cercle» et «tourner autour». Ce qui explique pourquoi on parle de rimjob pour désigner ce qui en français est appelé tantôt anilingus, anulingus, anilinctus, anulinctus, analingus ou rapport oro-anal. Comparé à ces appellations, le rimjob se veut cependant plus précis : le mot évoque une giration. Le rimjob consiste à faire le tour, avec sa langue, du muscle en forme d’anneau qu’on appelle un sphincter (1). Il y a plusieurs sphincters dans le corps humain : celui de la paupière et celui de la bouche, notamment, qui contrôlent les ouvertures. Quel rapport avec les formules magiques ?

La rime est une boucle orale

La rime, c’est le retour du même son à la fin des vers. La plupart des formules magiques sont constituées de rimes, dont l’effet de boucle incantatoire permet d’ouvrir et de clôturer des espaces invisibles. A l’origine du mot «rime» (rhyme, en anglais), il y a probablement ce mot d’origine obscure (rim) qui désigne les lisières, les bordures et les anneaux. A la lumière de cette étymologie, le mot rimjob se pare d’une aura mystérieuse et devient, par analogie, la caresse enchantée d’un sortilège. On ne peut s’empêcher de faire le lien entre rimjob et ces contes anciens qui parlent d’un homme au pouvoir magique : il sait rimer. De sa bouche sortent des prédictions et des formules qui ouvrent les portes. Il trace des cercles qui charment.

La légende du poète qui prédisait l’avenir

Une des plus anciennes légendes relative au don de «rimeur» s’appelle Thomas le Rhymer. De son vrai nom Thomas Learmonth d’Erceldoune, ce devin et poète écossais rivalise avec la légende de Merlin l’Enchanteur. A-t-il réellement existé ? Peu importe. Son nom est mentionné dans deux chartes du XIIIe siècle. Une ballade à son nom, composée à la même époque, lie sa légende à des histoires de plaisirs mortels. «On connaît plusieurs variantes de l’histoire de Thomas Rhymer, qui partent toutes d’un même thème de base. Elles racontent que Thomas a embrassé ou eu une relation sexuelle avec la reine d’Elphame et qu’il est monté avec elle au royaume des fées» (Wikipedia). Sept années s’écoulèrent, rapides comme 7 jours. Retournant chez les vivants, Thomas demanda à la reine de pouvoir se souvenir d’elle. Elle lui donna le don de prophétie.

Rimjob ou l’art de créer des liens entre êtres et choses

Il peut sembler artificiel de relier une pratique appelée vulgairement rimjob avec la légende d’un poète disparu, mais pourquoi se refuser le plaisir des métaphores ? Ce sont elles qui nous guident à notre insu. Quand nous croyons lécher un anus, nous faisons oeuvre de divination et nous ne le savons même pas, mais la langue elle, le sait. Notre langue reconnaît le lien secret qui unit les mots ou les sons : si ça rime, il doit y avoir une raison.

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WHAT THE FUCK? FEST***! : 8, 9 et 10 juillet 2016. Interdit aux moins de 18 ans

LIEU : Le Cirque Electrique, Place du Maquis du Vercors, 75020 Paris. (Metro - Porte des Lilas : Ligne 3Bis et Ligne 11 /// Bus - Porte des Lilas : Lignes 48 / 96 / 105 / 115 / 129 / 170 / 249 /// Tramway - Porte des Lilas : T3Bis).

TARIFS : soirée d’ouverture : 10€ (tarif réduit 8€) / Séance : 7€ (tarif réduit 5€) / Soirée performances et DJ set : 15€ (tarif réduit 12€) / Réalité virtuelle, tarif unique : 5€ / Carnets de 5 tickets : 25€ (sauf soirées d’ouverture et performances) / Pass nominatif : 55€.

WhatTheFuckFest*** teaser from Studio Kalon on Vimeo.

NOTE 1 : les muscles orbiculaires sont ceux qui permettent de fermer et d’ouvrir la bouche, les paupières etc. Voire la définition du baiser, telle qu’elle aurait été donnée par«un éminent physiologiste» : «Contraction orbiculaire des muscles composant le sphincter buccal» (Richepin, Théâtre chimér., 1896, p. 364)

Mes seins sucés par des serpents

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Mes seins sucés par des serpents

L’image d’une femme qui accouche d’un monstre à la bouche garnie de crochets serait née au XIIe siècle… avec l’avènement du culte marial. Par opposition au modèle de la «bonne mère» (la Vierge), les clercs construisent en effet un contre-modèle répulsif : celui de la «femme au serpent».

Il existe à Toulouse, dans l’entrée du Musée des Augustins, une sculpture fascinante de femme nue au serpent, datant du XIIe siècle. La femme, sans bouche, flotte dans un rêve. Le reptile jaillit de sa vulve dont il semble avoir transpercé la paroi, comme mû par un appétit violent : de sa gueule, il harponne le sein de la femme. Impossible de savoir s’il tète ou mord. La sculpture évoque puissamment la scène finale d’Alien 3, quand Ripley – en vol plané – serre contre sa poitrine le monstre qui vient de «naître» en lui crevant l’abdomen. Cette scène a d’ailleurs été coupée au montage de la version DVD du film. Trop dérangeante? La vision d’une femme portant au sein un animal tueur ou venimeux a en effet de quoi troubler. Dans un article passionnant sur les «Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen-Age», trois chercheurs – Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux – ont mis à jour l’origine de ce fantasme étrange, mêlant maternité, sexe et bestialité.

Une image païenne rémanente : Gaia, Terra Mater

Tout part de l’Antiquité tardive, disent-ils (1). Les images qui représentent une femme allaitant des animaux, souvent par paire (lion, cerf, cochon, serpent, etc.) sont des images de vie et d’abondance. Bien que ces images soient d’origine païenne, elles restent associées, lors des premiers siècles du christianisme, à la «figure positive de Terra, personnification de l’élément terrestre faisant objet de culte dans le monde grec (sous le nom de Gaia) et romain (Terra mater)». Ces images sont notamment utilisées dans les rouleaux d’Exultet où elles accompagnent «ce grand chant de la renaissance du monde». Le poème harmonique sublime de l’ExultetQue tressaillent de joie les anges…») s’élève dans les églises durant la nuit de Pâques : il marque l’irruption de la lumière dans les ténèbres. Pour célébrer le retour du printemps qui correspond, chez les chrétiens, à la Résurrection du Christ, les moines copistes illustrent les paroles de l’Exultet avec ces images «d’un allaitement double, en tout point positif» montrant la Terre qui, par ses seins, transmet la vie aux créatures.

L’allaitement change de sens

Dès le XIe siècle, cependant, cette «image de la génération et de la fertilité» devient suspecte aux yeux du clergé (2) qui se met à charger le sein d’un investissement symbolique nouveau : le voilà porteur d’un fluide spirituel. Il donne plus que la vie. Il transmet la parcelle divine. Lorsqu’elle allaite, la mère devient l’équivalent de la Vierge. Au XIIe siècle, les représentations du sein comme source suave se multiplient dans l’iconographie pieuse : on voit la vierge «arroser» de son lait les fidèles ou les damnés du purgatoire. Dans certains tableaux (tel celui d’Antonio Peris, de 1410 conservé au musée de Valence), «la Vierge allaitante est entourée de fidèles munis de bols qui recueillent les gouttes de lait qui s’échappent de son sein». Des saints s’abreuvent à ce sein vénérable, notamment Saint Bernard – Bernard de Clairvaux –, à qui l’on attribue à tort (3) ces propos : «Désormais l’accès de l’homme vers Dieu est assuré ; sa cause est transmise du Fils au Père et de la Mère au Fils». Autrement dit : nous pouvons tous devenir, comme Jésus, des êtres de lumière. Nous pouvons tous et toutes devenir dieu, puisque nous avons bu au sein même de l’amour.

Culte marial : un culte de la Déesse Mère ?

Marie devient «La Vierge au lait», «La Vierge nourricière», «La Vierge médiatrice, intercédant pour le salut des hommes», parfois même «La co-rédemptrice», et la prière de Saint Bernard – «Sous ta protection nous venons nous réfugier, sainte Mère de dieu…» – est répandue dans toute l’Europe par les Cisterciens. Ce qui fait dire à Jules Michelet que la grande révolution religieuse du XIIe siècle s’apparente peu ou prou à un changement de sexe : «Dieu changea le sexe, pour ainsi dire. la Vierge devint le dieu du monde ; elle envahit presque tous les temples et tous les autels». La domination spirituelle de la Vierge est telle que certains chercheurs, comme Jure Mikuz, vont jusqu’à dire que «le christianisme, à l’origine très tourné vers le père, s’était mué en culte d’une déesse mère». Saint Bernard, leader du culte marial, s’est donné lui-même le nom de «chevalier de Notre-Dame». Il affirme que Dieu est trop effrayant : «Comment le pécheur ne craindrait-il pas de périr en s’approchant de Dieu, telle une cire qui se liquéfie en présence du feu ? Mais de Marie, qui est toute suavité, nous n’avons rien à redouter. A tous elle ouvre le sein de sa miséricorde». Le sein devient synonyme de salut. On ne peut plus, dans ces conditions, montrer des animaux qui tètent une femme.

Stigmatisation des nourrices

A partir du XIIe siècle, l’hyper-valorisation de l’allaitement comme acte de piété interdit que l’on montre des femmes donnant le sein à des serpents ou des cochons… Ces images deviennent négatives. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque, les clercs incitent les mères à allaiter elles-mêmes, condamnant avec virulence une pratique pourtant très courante à l’époque : la plupart des femmes, y compris en milieu rural, mettent leurs enfants en nourrice. C’est ce que l’on appelle l’«allaitement mercenaire», c’est-à-dire le fait de payer une «nourricière» pour qu’elle donne le sein au bébé. Or les nourrices, pour maintenir la lactation, donnent couramment le sein à des animaux domestiques, généralement des chiots (4). Par ailleurs, quand aucune femme n’est disponible pour donner le sein, on place aussi couramment le bébé à la mamelle d’une chèvre ou d’une brebis. Dans les faits, c’est la promiscuité qui règne entre humains et animaux. «On n’utilise sans doute que peu de biberons au Moyen Âge (on en trouve des représentations figurées à partir du XIVe siècle). Auparavant, les enfants qui ne pouvaient être allaités par une femme pour une raison ou une autre buvaient sans doute […] le lait animal au pis de la bête, qui était plus souvent un pecus, un animal domestique».

L’opposition maman-putain date-t-elle du XIIe siècle ?

Pour les clercs, cette confusion des laits pose problème. Ils s’efforcent de «moraliser» l’usage du sein et multiplient (en vain) les distinctions entre bon et mauvais lait. «Dans ce cadre où l’allaitement du Christ par la Vierge fait figure de véritable modèle, les prédicateurs, mais aussi les images mettent en avant une hiérarchie des laits : le lait maternel est supérieur à celui d’une nourrice qui est lui-même supérieur à celui d’un animal. L’allaitement animal s’inscrit alors dans un champ à la fois social et moral, et vient seconder une rhétorique où la mère allaitante s’oppose désormais à la mauvaise mère et à la mauvaise nourrice, toutes les deux étant plus ou moins directement associées à l’idée de luxure. C’est notamment le cas de cas de la femme tétée par des serpents dont la valeur s’inverse complètement : la succion devient une morsure et l’antique figure de la Terre nourricière devient l’image d’un corps seulement tourné vers la sexualité». Les sculptures de «femme aux serpents» se multiplient alors comme autant de figure-repoussoirs : sur les chapiteaux des églises, des femelles indécentes prolifèrent. Elles se font pomper les mamelles. Elles sont nues et parfois écartent exagérément les cuisses.

Malheur aux femmes qui refusent d’allaiter

Certaines comme à l’église de Moissac sont d’une maigreur effrayante : signe qu’elles sont frappées par le mal. Dans sa Vision des tourments de l’enfer, Saint Alberic (vers 1127), décrit ainsi des damnées : «Deux serpents suçaient les mamelles de chacune d’elles […] Ces femmes étaient celles qui avaient refusé de donner à boire […] aux orphelins et aux enfants sans mère ou qui, feignant de les allaiter, ne les allaitaient pas». Voilà de quoi faire froid dans le dos. Malheur à celle qui ne donne pas le sein : elle ira brûler en enfer. Ainsi se dessine, dans le discours idéologique occidental, la figure de «la mauvaise mère qui, parce qu’elle refuse d’allaiter, fait un usage de son corps qui n’est pas entièrement tourné vers la procréation.» L’usage qu’elle fait de son corps n’est pas le bon, disent les clercs : refusant de faire la maman, cette femme fait forcément la putain. D’où la présence d’un animal visant son sexe, dardant sa vulve ou la transperçant. Souvent, un gros serpent.

Allaiter, c’est se donner à manger

Pour Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux, il n’est cependant pas innocent que le serpent en question (parfois deux) à la fois morde et suce. Ambivalentes, troublantes, «ces images négatives de femmes aux serpents ne choisissent pas entre la morsure et l’allaitement» : c’est comme si elles cherchaient «à jeter le doute dans l’esprit du regardeur». Il n’est en effet pas certain, lorsqu’on examine les sculptures de plus près, qu’elles représentent quelque chose d’aussi clair qu’une franche stigmatisation : la femme qui se fait mordre les tétons à la fois souffre et jouit. «En vérité, ces images ramènent la lactation à son caractère inquiétant, carnivore, et jouent précisément sur la richesse sémantique de cet acte et de cette partie du corps prise dans une dialectique entre maternité et sexualité», avancent les trois chercheurs, qui dénoncent l’aspect pervers des «incitations à allaiter» : ce sont des incitations à l’anthropophagie.

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À LIRE : «La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux, Images Re-vues 9, 2011.

NOTE

(1) Les trois chercheurs s’inspirent des travaux de J. Leclerq-Marx :«De la Terre-Mère à la luxure. A propos de la migration des symboles», dans Cahiers de civilisation médiévale, 18 (1975), p. 37-43.

(2) «Cette image de la Terre se fait de plus en plus rare après le XIe siècle : la représentation présente dans l’abside de la cathédrale de Limburg-sur-Lahn (fin XIIIe siècle), qui oppose AQUA tenant un poisson dans chaque main, et TERRA allaitant un porc et un serpent, semble être une des dernières représentations positives de la terre nourricière allaitante.» («La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux).

(3) L’auteur de ces propos serait en réalité Arnaud de Bonneval, mais comme il était moins connu, on les attribua à Saint Bernard.

(4) «Si l’usage de l’allaitement par des animaux domestiques est largement relayé par des textes, le fait d’allaiter des animaux pour une femme – notamment pour maintenir la lactation – ne se rencontre pas dans les sources médiévales ; seules des images montrent cet acte mais sur un mode toujours allégorique. Il est dans ce cas difficile de trancher entre une absence de pratique et les carences de la documentation, tant il est vrai que cet usage est largement attesté pour les périodes plus récentes dans de nombreux contextes européens.» («La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux).

Cadavre exquis de la débauche

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Cadavre exquis de la débauche

Au milieu du XIVe siècle, une épidémie de peste décime environ un tiers de l’Europe : une personne sur trois meurt. La mort fournit matière à sermons : on exhibe des cadavres pour faire la morale. Puis… le contraire.

Au XVe siècle, le cimetière est une place publique : on y vend à boire, à baiser et à manger. On va s’y distraire ou s’y édifier. C’est un «espace de sociabilité intense, de processions, de foires, de commerce, de prostitution même», explique l’historien Philippe Kaenel (Université de Lausanne), citant Le Journal d’un bourgeois de Paris au Moyen Âge quirapporte qu’en 1429 : «le frère Richard prêcha pendant toute une semaine, aux Innocents, chaque jour, de 5 heures du matin jusqu’à 10 ou 11 heures, devant un auditoire de 5 à 6 000 personnes. Il prêchait du haut d’une estrade […] le dos tourné au charnier». Les cimetières sont des lieux privilégiés pour toucher un auditoire large. C’est donc dans les cimetières qu’apparaissent les premières danses macabres.

Le bal des défunts

«On croyait que les morts dansaient la sarabande dans les cimetières la nuit tombée», raconte Philippe Kaenel, ce qui explique peut-être aussi pourquoi les premières fresques montrant des cadavres danser avec des vivants apparaissent d’abord dans ces lieux. Cela commence par le cimetière des Innocents à Paris, en 1424 (1). Suivent le cimetière Saint Paul de Londres en 1430, puis le cimetière du couvent des Dominicains à Bâle en 1440. Le succès des danses macabres est tel que, rapidement, les danses macabres envahissent d’autres espaces : des ponts, des abbayes, des couvents, des palais, des cloîtres, des églises, des chapelles, des collèges… Les imprimeurs exploitent aussi la manne. Ils vendent des gravures et des livres remplis de danse funèbres. Dès la fin du XVe siècle, afin d’augmenter l’attrait de ces images, les squelettes sont d’ailleurs remplacés par de répugnants «transis», des morts en putréfaction, vêtus de leurs lambeaux de chair, dont le ventre crevé laisse fuir des intestins.

«J’ai été ce que tu fus», dit le cadavre au séducteur

«A l’origine, les danses macabres servaient de memento mori, c’est-à-dire que le spectateur, ayant devant les yeux l’inéluctabilité de la mort, quels que soient son âge, son sexe ou son statut, devait faire le bilan de sa vie pour espérer être sauvé de la damnation, d’où les images de prédicateurs en chaire ou les représentations de la Chute qui ouvraient ou clôturaient le cycle, et les textes d’accompagnement, qui précisaient les choses», ainsi que l’explique Franck Muller, professeur d’art à l’Université de Strasbourg. Cette imagerie gore est faite «pour émouvoir les gens à dévotion» (2). Les textes qui l’accompagnent sont truffés d’injonctions à la pénitence : «Tu seras ce que je suis, raconte le cadavre au vivant. Ce que tu es, je l’étais». Autrement dit : repens-toi et renonce aux plaisirs vains. Cesse de désirer, cesse de bander car bientôt «Tu seras le festin des vers». La mort sert de prétexte aux sermons. Mais rapidement, dès le début du XVIe siècle, l’inspiration macabre se transforme : elle vire à la subversion sexuelle.

La jeune fille et la Mort

Vers 1516, le peintre Niklaus Manuel (Musée d’art de Bâle, Cabinet des estampes) «présente une jeune femme levant les bras, tandis que le squelette fourre sa tête et ses bras sous son ample jupe». L’humour grinçant de la gravure préfigure le changement à 90°. De morale, la mort devient immorale. En 1517, Hans Baldung Grien peint «un tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux […]. La jeune fille, complètement nue, n’offre aucune résistance» et les larmes qui coulent de ses yeux ne font que souligner l’attrait violemment érotique qu’exerce sont corps potelé, offert et palpitant de victime.«Cet artiste a peint plusieurs tableaux de ce genre. On peut supposer que la rencontre de la jeune fille avec la Mort servait de prétexte pour représenter la nudité féminine», suggère Patrick Pollefeys sur un site où il explique la nouveauté radicale du thème de la jeune fille et la mort : dans les danses macabres, on pouvait déjà voir de «ravissantes pucelles», mais cela n’avait rien d’excitant. C’était juste effrayant. Lorsque la Réforme protestante se répand partout en Europe, le thème de la jeune fille et la mort – inauguré par Baldung – obtient un succès énorme, car il récupère le genre macabre à des fins tout autres qu’édifiantes.

Le cadavre comme alibi pour un message d’hérésie

Pour les artistes de la Renaissance, le cadavre fournit un excellent prétexte pour mettre en scène d’affriolantes nudités. Il sert de couverture. Il donne au tableau l’allure d’une mise en garde : détournez-vous du mal. Mais personne ne peut être dupe de cette exhortation de façade à «ne pas pécher». Un peu comme les avertissements qui précèdent les films licencieux («Ce film comporte des scènes d’érotisme et de nudité s’adressant à un auditoire adulte et averti») ou ces objurgations à ne pas prendre exemple sur les héros de jeu vidéo («Ne faites pas cela chez vous»), les cadavres du XVIe siècle servent à justifier le contenu voyeuriste des scènes auxquels ils sont mêlés. Cette subversion du genre donne naissance à une floraison d’images licencieuses qui, en contradiction totale avec le message d’origine, invitent non plus à la pieuse abstinence, mais à en «profiter le plus possible, avant qu’il ne soit trop tard». Les enlacements torrides entre de belles femmes nues et d’immondes cadavres servent un message nouveau : carpe diem, «Cueille le jour». Quatre siècles plus tard, suivant une logique similaire, les premiers films érotiques dans les années 1950 se présentent, de façon toute fallacieuse, comme des films éducatifs à destination des jeunes.

Blood feast : sexe, fun et jouissances gore

Les ancêtres du porno sont de faux films pédagogiques visant à montrer aux spectateurs que les comportements à risque, le voyeurisme, la masturbation et la fréquentation des «mauvaises filles» sont dangereux pour leur santé. Ces films qui datent des années 50 finissent toujours mal : les personnages principaux, victimes de leurs mauvais penchants, finissent derrière les barreaux ou, pire, sur la chaise électrique. Mais la morale du film ne vient qu’après une heure trente de longs gros plans sur des seins et des fesses. Russ Meyer fait partie des pionniers du genre. Pour faire passer la pilule, certains réalisateurs rajoutent du sang à la nudité : il semble plus légitime, pour Herschell Gordon Lewis, par exemple, de filmer une playmate dénudée si elle vient de se faire réduire le crâne en bouillie par un maniaque. Gordon Lewis invente le gore sur la base de cette trouvaille.

Morale de l’histoire : méfiez-vous de la morale

Faire la morale est le moyen privilégié de bouleverser les normes, en les minant de l’intérieur. Cette opération de sabotage apparaît de façon éclatante dans deux expositions actuellement consacrées aux danses macabres – Rigor Mortis et Dernière Danse, à Strasbourg – qui dévoilent avec délices les avanies subies par ce genre et la façon dont, au fil des siècles, la mort a été détournée du droit chemin, puis mise au service de discours ironiques, incorrects et transgressifs. En apparence, c’est toujours le même cadavre, avec ses chairs corrompues et les os perçant à travers la peau, mais tantôt il nous invite à la mortification, tantôt à la plus folle des voluptés. Tantôt à la morne résignation. Tantôt à la sédition. Ce n’est pas la même chose.

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A LIRE : Dernière danse, l’imaginaire macabre dans les arts graphiques. Catalogue de l’exposition, éditions Musées de la Ville de Strasbourg/Volumen, 32 €

RIGOR MORTIS (15 avril - 16 octobre 2016). Ce thème inspiré à Tomi Ungerer par Hans Holbein, a donné naissance en 1983 à un livre entièrement consacré au sujet de la «raideur cadavérique». L’ensemble de la série est exposé en résonance avec des œuvres d’autres illustrateurs contemporains qui ont renouvelé le thème. Musée Tomi Ungerer : 2, avenue de la Marseillaise, Villa Greiner, 67000 Strasbourg. Té. : 03 69 06 37 27

DERNIERE DANSE, L’IMAGINAIRE MACABRE DANS LES ARTS GRAPHIQUES (21 mai - 29 août 2016). L’exposition propose une déclinaison des variantes iconographiques des Danses macabres, depuis ses formes primitives jusqu’aux crises et conflits ayant ponctué le XXe siècle. Galerie Heitz, Palais Rohan : 2, place du Château, 67076 Strasbourg. Tél. : 03 68 98 51 60.

NOTES

(1) La danse des morts du cimetière des innocents est détruite en 1529

(2) Citation de Guillebert de Metz (Description de Paris, 1436), cité dans le catalogue de l’exposition Dernière Danse.

ILLUSTRATION : Théophile-Alexandre Steinlen, «Cunnilingus macabre», vers 1917, Esquisse à la plume, d’après une photocopie, Paris, Archives Steinlen.

Pourquoi avons-nous besoin de miroirs ?

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Pourquoi avons-nous besoin de miroirs ?

Saviez-vous que Gutenberg (inventeur de l’imprimerie) avait monté une entreprise de miroirs de poche ? Ces «Miroirs du salut» étaient vendus aux pélerins, afin qu’ils puissent capter le reflet des reliques. Il y a des os qui rendent éternel.

Nous n’avons pas un corps, mais trois : organique, imaginaire, symbolique. Le premier, – celui que nous utilisons – c’est le corps réel, matériel et sensible grâce auquel nous vivons et ressentons. Le deuxième – celui que nous voyons – c’est l’image que nous nous faisons de notre corps et où nous nous reconnaissons comme individu séparé et différent de tout autre. Le troisième – celui que nous pensons – est le corps conceptuel auquel nous adhérons, celui que forgent nos croyances.

La fabrique d’une identité nécessite… trois corps

Brigitte Hatat, psychanalyste, résume ainsi l’équation, en quelques phrases lumineuses : «L’organisme ne suffit pas à produire un corps, il y faut aussi une image. Encore que cette image, pour son assomption subjective, requière l’intervention d’un troisième terme, le symbolique. Voilà posées les trois dimensions – réel, imaginaire et symbolique – dont le nouage inaugure ce que j’appellerai la fabrique d’un corps. Nouage que Lacan formalise en 1936 avec le stade du miroir (1). Que le corps se transforme au fil du temps, qu’il soit l’objet d’épreuves – contingentes ou structurelles – où il s’éprouve comme atout ou fardeau, docile ou rebelle, glorieux ou déchu, unifié ou dispersé…, qu’il foute le camp, comme dit Lacan, à tout instant, il n’en demeure pas moins, tout au long de la vie, le support d’une certaine identité formelle et mentale. […] Mais cette identité est fragile et même précaire. D’une part, elle repose sur une forme qui, tout unifiée et unifiante qu’elle soit, n’en est pas moins imaginaire donc illusoire. D’autre part, elle peut vaciller, se déformer, se désorganiser, voire s’effondrer […]. Qui n’a d’ailleurs éprouvé, à l’égard de son propre corps, un sentiment d’étrangeté, l’impression que son corps lui échappe, qu’il se refuse, qu’il ne tient plus ?». Voilà pourquoi nous avons besoin de miroirs.

A quel âge est-ce qu’un enfant se reconnaît dans un miroir ?

L’importance du miroir est d’abord observée, en 1931, par le psychologue français (et ami de Lacan), Henri Wallon. Dans un texte intitulé «Comment se développe chez l’enfant la notion de corps propre», Henri Wallon explique qu’entre l’âge de 6 et 12 mois, l’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir, afin d’unifier son corps. Un autre psychologue, René Zazzo (qui tient un journal du développement de ses trois fils), affine plus tard cette analyse en étudiant les différentes étapes de l’identification de l’enfant à son image (1). Au début, dit-il, l’enfant se voit dans le miroir et ne se reconnaît pas : «dans sa 61e semaine [14 mois], l’enfant touche, frappe, lèche son image dans le miroir, joue avec elle comme avec un comparse». Plus tard, vers 17-18 mois, l’enfant comprend, en bougeant devant le miroir, que le reflet est le sien. En parallèle de ces recherches, Lacan développe sa propre théorie qu’il baptise «stade du miroir» et dont la première mouture date de 1936. Il donne une allocution de 10 minutes à Marienbad, lors du congrès psychanalytique international de l’API, avec le succès qu’on sait. Tel que Lacan le définit, le stade du miroir est un moment de jubilation intense, quand l’enfant s’identifie à une image de lui (par exemple, un reflet dans un miroir) et qui lui permet de se voir comme une unité (2). Le problème, c’est qu’il est difficile de maintenir cette unité. Parfois, l’individu se dissocie de lui-même.

Quand le corps est mis à distance

A certains moments de son existence, l’individu peine à se reconnaître comme le même. Dans les délires d’influence, «qui donnent au malade l’impression d’être sans frontières vis-à-vis d’autrui, de telle sorte qu’il croit tour à tour ses actes, ses paroles, ses pensées perçues ou imposées par d’autres», les formes de cette illusion sont souvent attribuées à des troubles cénesthiques. La cénesthésique est le sentiment vague que chaque individu a de la totalité ou d’une partie de son corps. L’individu «normal» se perçoit comme un tout. L’individu en souffrance dit qu’il a des voix dans le ventre, dans la poitrine, dans la tête… Il dit aussi que son corps désobéit, ce qui peut le pousser à se griffer jusqu’au sang, à se «punir». «Au sommet de la colère ou du désespoir on voit des enfants et même des adultes se frapper, se tordre les mains, se mordre, s’arracher les cheveux», note Henri Wallon qui décèle dans ces troubles une forme de dissolution : l’humain ne parvient plus à maintenir la cohésion entre son être intime et son corps. Parfois il pense que son corps est immortel, et traverse la rue au feu vert. Parfois son corps n’existe pas, ou alors en trop. Il y a un gouffre entre soi et l’image de soi. Gouffre qu’il faut combler, en agissant sur le corps afin de «recoller» les morceaux.

La construction de soi dans le dédoublement

La conscience de soi n’est pas une donnée intangible, explique Henri Wallon. Elle se construit. «La cénesthésie devait être considérée comme tout autre chose qu’une sensibilité élémentaire et brute.» Il ne suffit pas de «sentir» son corps pour avoir conscience de soi comme d’un tout. Il faut encore faire coller les sensations avec des images et des conceptions de soi. C’est là que le miroir peut jouer un rôle, de même que les photographies ou les images du corps. Il existe à ce sujet une étonnante pratique datant des XIVe et XVe siècles : celles des «miroirs du salut» et des images imprimées (les «specula salutaires») destinées à sauver l’âme des pécheurs dans l’autre monde. Ces images, parfois accompagnées de textes (pensées consolatrices et pieuses), sont des préparations à la mort. On les porte sur soi afin de se conforter dans l’idée que le corps mortel peut bien disparaître, seule le destin de l’âme compte au regard de l’éternité. De façon très révélatrice, les livres sont aussi assimilés à des miroirs, puisqu’ils ont été imprimés suivant le principe de l’inversion typographique. Leurs pages couvertes d’écritures saintes ou de prières renvoient au lecteur une image sublimée de ce qui l’attend. «La surface imprimée est appelée en français le «miroir de la page», rappelle l’historien d’art Philippe Kaenel. En allemand : Satzspiegel».

Les «miroirs du salut»

Dans le catalogue de l’exposition Dernière danse, consacré aux danses macabres, Philippe Kaenel relate au sujet des miroirs une anecdote étonnante : «Pour la petite histoire, on sait […] que l’inventeur des caractères mobiles, Johannes Gutenberg, avait tenté de monter une affaire en 1438, pour tirer profit d’un pèlerinage prévu l’année suivante à Aix-la-Chapelle. Il avait mis au point une nouvelle technique de fabrication de miroirs qui étaient en l’occurrence destinés aux pèlerins qui avaient coutume d’utiliser des petits miroirs pour capter le rayonnement des reliques présentées à l’occasion de ces grands rassemblements au cours desquels on vendait également des petits psautiers xylographiques. L’un de ces livres de pèlerinage contient d’ailleurs une reproduction montrant des dévots en train de brandir ces Heiltumspiegeln (Miroirs du Salut).» Cette coutume dévotionnelle, qui consiste à capter le reflet des dorures entourant une relique, permettait-elle symboliquement de s’approprier une parcelle de sainteté ? Probablement. Les reliques étaient généralement des os. Philippe Kaenel nomme les cadavres des miroirs, parce qu’ils reflètent ce que nous allons devenir. En regardant des images de cadavre, en captant le reflet d’une relique, les pèlerins espéraient probablement faire coïncider l’image de leur corps avec celle, sublimée, d’une mort vaincue.

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A LIRE : «Comment se développe chez l’enfant la notion du corps propre», d’Henri Wallon, dans la revue Enfance, tome 16, n°1-2, 1963, p. 121-150.

Dernière danse, l’imaginaire macabre dans les arts graphiques. Catalogue de l’exposition, éditions Musées de la Ville de Strasbourg/Volumen, 32 €

EXPOSITIONS :

RIGOR MORTIS (15 avril - 16 octobre 2016). Ce thème inspiré à Tomi Ungerer par Hans Holbein, a donné naissance en 1983 à un livre entièrement consacré au sujet de la «raideur cadavérique». L’ensemble de la série est exposé en résonance avec des œuvres d’autres illustrateurs contemporains qui ont renouvelé le thème. Musée Tomi Ungerer : 2, avenue de la Marseillaise, Villa Greiner, Strasbourg. Té. : 03 69 06 37 27

DERNIERE DANSE, L’IMAGINAIRE MACABRE DANS LES ARTS GRAPHIQUES (21 mai - 29 août 2016). L’exposition propose une déclinaison des variantes iconographiques des Danses macabres, depuis ses formes primitives jusqu’aux crises et conflits ayant ponctués le XXe siècle. Galerie Heitz, Palais Rohan : 2, place du Château, Strasbourg. Tél. : 03 68 98 51 60.

MACABRES DESSINS. Salon de lecture de la Dernière Danse (1er juin - 20 août 2016). Quand les créateurs contemporains récupèrent la mort et, pour certains, en font des livres pour enfants, ça donne quoi ? Médiathèque André Malraux : 1 presqu’île André Malraux. Strasbourg. Tél. : 03 88 45 10 10.


Amours cachées : pas facile d’être la «maîtresse»

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Amours cachées : pas facile d’être la «maîtresse»

Il existe une catégorie spécifique d’adultères : ce sont les couples clandestins longue durée, ceux qui s’installent dans la double vie pendant deux ou vingt ans, voire plus. Pour la première fois en France, une sociologue a enquêté.

Quand un homme en couple entame une liaison avec une femme à laquelle il s’attache, il ne dit jamais «J’ai une maîtresse». Il parle de «la femme que j’aime». Mais celle-ci a du mal à le croire. «S’il m’aimait, il divorcerait», pense-t-elle, rongée de jalousie pour l’épouse en titre. Jalouse à en tomber malade. Dans son livre Amours clandestines, fruit de quatre ans d’enquête en eaux sentimentales profondes, la sociologue Marie-Carmen Garcia (de l’Université Paul Sabatier), livre d’étonnants portraits de ceux et celles qui entretiennent une relation illégitime. Souvent, ce sont des hommes mariés et des femmes célibataires. Pourquoi ? S’agit-il d’hommes manipulateurs qui préfèrent avoir une amante sous la main que se payer une prostituée ? Ou d’hommes victimes d’une habile «maîtresse» qui les tient en laisse par leur libido ? Qui piège qui dans ces relations ?

Les hommes mariés sont-ils des manipulateurs ?

Au début, quand un homme marié a une maîtresse, on l’excuse : c’est un écart tolérable. Mais s’il a la même maîtresse pendant plus de deux ans ? «Le modèle amoureux légitime dans nos sociétés conduit à donner une image de manipulateurs aux hommes inscrits dans des doubles vies. Ils feraient montre d’amour à des femmes naïves qu’ils maintiendraient sous leur joug pour obtenir des services sexuels. Les femmes sont vues, dans ce registre, comme des victimes, des manipulatrices ou encore comme des femmes lubriques ou infantiles. En effet, la perduration d’une relation clandestine est interprétée dans les représentations […] non seulement comme un abus de confiance envers le conjoint, mais aussi comme une relation forcément superficielle car forcément avant tout sexuelle». Bousculant les préjugés, Marie-Carmen Garcia propose une analyse passionnante de ces liaisons nébuleuses. Pour elle, il ne s’agit pas «que» de sexe, au contraire : l’amour y tient une place primordiale. Voilà pourquoi la «relation qui dure» s’avère complexe à expliquer.

Des relations adultères inégalitaires, marquées par la souffrance

Pour en comprendre les ressorts, la sociologue a recueilli vingt-trois récits de vie, auprès de quatorze femmes et neuf hommes. Elle s’étonne tout d’abord de l’étonnante inégalité qui caractérise ces relations : «Les hommes étaient tous mariés», dit-elle. Quant aux femmes… soit elles étaient célibataires, soit elles avaient divorcé ou rompu au cours de leur relation extraconjugale. Une enquête menée en parallèle sur le site Marié mais disponible (un site conçu par et pour des «maîtresses en détresse») confirme son intuition : les adultères longue durée concernent pour l’essentiel des hommes qui sont pères de famille, bien installés dans l’apparence du bonheur conjugal. Marie-Carmen Garcia passe au crible «une année entière de récits et commentaires postés sur ce site». Il y a de quoi tomber des nues : les témoignages traduisent une grande souffrance. Apparemment, les maîtresses vivent très mal ces relations cachées. L’homme a beau leur dire et leur «prouver» qu’il les aime, rien à faire. Certaines suivent des psychothérapies. D’autres dépriment. Les tentatives de suicide ne sont pas rares.

Les femmes semblent incapables de «se partager»

A quoi bon s’engager dans une relation qui génère autant de souffrance ?, se demande la sociologue. Suivant un étonnant paradoxe, les femmes dont elle compile les récits ne cessent d’affirmer qu’elles aiment leur MMD… de façon exclusive. Bien que celui-ci mène une double-vie, elles semblent avoir du mal à faire de même. Celles qui sont en couple préfèrent bien souvent rompre plutôt qu’aimer deux hommes à la fois. «Pour les hommes il peut y avoir deux femmes, mais pour les femmes, il ne peut y en avoir qu’un seul.» Quand une femme est mariée, si elle tombe amoureuse d’un amant, elle cesse souvent d’avoir des relations sexuelles avec son mari. Le contraire n’est pas vrai. Marie-Carmen Garcia note que les hommes semblent s’arranger bien plus facilement d’une adultère qui s’éternise : «Il arrive que des amants soient amoureux d’une femme mariée et parallèlement, si celle-ci ne quitte pas son époux, ils cohabitent avec d’autres femmes». Ils vont voir ailleurs, tout en préservant leur relation de coeur. Les amantes, elles, se «gardent» pour l’homme marié et ne s’autorisent aucune liberté sexuelle ni affective. Elles restent célibataires, ce qui explique en grande partie leur souffrance.

Les maîtresses prises au piège de l’amour

En mars 2012, une «maîtresse en détresse» écrit sur le site MMD : «Pas de nouvelles pendant une ou deux semaines, rien de rien, puis tout à coup un SMS me demandant si je suis libre telle soirée. Je me fais l’effet d’être une escort girl (c’est plus joli comme nom que pute).» Une autre, en octobre 2014 : «Il faut que nous arrêtions de leur rendre la vie si facile aux hommes mariés…». Elle ajoute : «Je me dis que trop souvent, pour discuter avec plein d’hommes sur un site de rencontres adultères, les maîtresses sont des “call-girls gratuites” pour eux…». Pour beaucoup de femmes, il semble impensable d’avoir une relation sexuelle juste pour le plaisir. Elles se sentent instrumentalisées. Plus elles sont amoureuses, plus elles ont l’impression d’être «au service» d’un MMD qu’elles soupçonnent de mentir. «Il ne m’aime pas, il ne songe qu’à coucher», pensent-elles, saisies par l’angoisse : «Je ne suis que sa putain ?». Marie-Carmen Garcia confirme : «Que ce soit dans les entretiens ou sur les blogs, la crainte de tenir un rôle de prostituée auprès de l’homme qu’elles aiment revient souvent et constitue une source d’angoisse importante chez les femmes».

Pourquoi les maîtresses sont rarement heureuses

Au départ, l’adultère c’est sex, fun & rock’n roll. Puis, les mois passant, si le coeur s’en mêle, les choses se compliquent : avec qui l’homme va-t-il passer le week-end ? avec qui la femme va-t-elle prendre ses vacances ? Les amantes cachées vivent mal le fait de devoir «rester dans l’ombre». Les amants cachés souffrent moins, semble-t-il : eux, en tout cas, ne prétendent pas être sexuellement exploités. La sociologue insiste sur ce point : les histoires d’adultère longue durée sont fortement dissymétriques. Les femmes en sortent perdantes. C’est la faute au «double standard», explique la sociologue. Le «double standard sexuel des bourgeois du XIXe siècle» repose sur la distinction entre la maman et la putain. Si tu n’es pas la maman, tu es… Les bourgeois, jeunes adultes, «identifiaient les jeunes filles auxquelles ils faisaient la cour à la pureté, tout en fréquentant, parallèlement à leurs amours romantiques, des prostituées, des cousettes ou des grisettes, qu’ils abandonnaient (parfois seulement provisoirement) pour épouser l’héritière de bonne famille. Après le mariage, beaucoup de ces hommes continuaient d’entretenir une “fille”». Le système patriarcal a beau avoir évolué, il reste bien présent dans nos systèmes de représentations.

D’un côté les «femmes de bien», de l’autre celles «de petite vertu»

Cette opposition binaire – conceptualisée sous le terme de «clivage» par Sigmund Freud (1) – continue de sévir. Freud «l’expliquait comme un symptôme névrotique ne concernant, d’après lui, que quelques hommes», explique la sociologue, mais en réalité, notre société toute entière est concernée par cette norme morale. Le clivage frappe tout spécialement les femmes «soumises à une menace symbolique permanente d’être stigmatisées comme “putain”, continue Marie-Carmen Garcia. Il s’agit d’un processus multiséculaire de contrôle du corps et du comportement des femmes, inscrit dans les logiques de la domination masculine […]. Sa fonction sociale est d’empêcher les femmes d’accéder à l’autonomie sexuelle tout en les divisant en deux groupes adverses, les “putains” et les autres. Chez les maîtresses d’hommes mariés, la tension générée par le classement social des femmes selon leur vertu […] est omniprésente dans les discours. Ces femmes qui aiment des hommes mariés sont aux prises avec d’une part, une idée de l’amour qui justifie “toutes les folies” et d’autre part, la crainte de tenir, malgré elles, un rôle de femme de petite vertu auprès de leur amoureux». Mais pourquoi n’officialise-t-il pas la relation ?, se demandent-elles. Pourquoi ?

LA REPONSE A CETTE QUESTION DANS LE PROCHAIN POST

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A LIRE : Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, de Marie-Carmen Garcia, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Sexualités », 2016.

NOTE 1 : Trois essais sur la théorie sexuelle, de S. Freud (1905). Préface de Sarah Chiche, traduction de Cédric Cohen Skalli et al., Paris, Payot & Rivages, «Petite bibliothèque Payot», 2014.

Cet article fait partie d’un dossier en trois parties. Première partie : «Amours cachées : pas facile d’être la maîtresse». Deuxième partie : «Marié, mais disponible : portrait-type du mâle adultère». Troisième partie : «Pourquoi les amantes sont-elles humiliées ?».

Pourquoi les amantes sont-elles humiliées?

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Pourquoi les amantes sont-elles humiliées?

Il existe des «relations parallèles qui durent toute une vie» et ne s’achèvent qu’avec la mort de l’un des partenaires. Pourquoi les femmes acceptent-elles de rester si longtemps dans une situation qui les fait souffrir ?

Beaucoup de Français sont bigames en secret. Ainsi que le dévoile Marie-Carmen Garcia, sociologue, auteur du livre Amours clandestines, les histoires d’amour parallèles sont nombreuses et elles durent parfois très longtemps… pour le plus grand malheur des maîtresses. Il est difficile pour une femme de ne pas pouvoir vivre avec celui qu’elle aime, ni partir en voyages avec lui, ni rien partager d’autre que des «moments volés». A la différence des amants cachés qui s’accommodent tant bien que mal de la situation (ils se mettent en couple), les amantes cachées restent souvent célibataires, dans l’attente du jour où l’homme marié divorcera. Ce jour-là ne vient parfois jamais.

Le temps ne joue pas en faveur de la maîtresse qui désire être épousée

Sur la longue durée, les infidélités mettent rarement le couple en péril. «Progressivement, en effet, la “raison” prend le pas sur la “passion”», explique Marie-Carmen Garcia. Pour le dire plus clairement : plus les mois passent et plus l’homme se stabilise dans la double vie alors que sa maîtresse, elle, perd confiance et foi en elle-même. L’homme considère que sa relation numéro 2 lui apporte un équilibre précieux. Il trouve agréable de pouvoir passer de l’épouse à la maîtresse, et inversement. Deux femmes l’aiment : n’est-il pas comblé ? La maîtresse, elle, ne parvient que rarement à construire une vie parallèle, afin de compenser. Elle s’obstine à rester seule. Elle développe, inévitablement, une image négative d’elle-même : il est difficile d’assumer le rôle de la «seconde», celle qu’on cache, celle qu’on nie. Arc-boutée dans l’attente, les maîtresses attendent que leur relation soit «officialisée»… en vain. Mais pourquoi s’obstinent-elles ?

Parce que le mari aime son amante

«Si une femme s’estime, pourquoi accepte-t-elle de tenir le “second rôle” ?» Marie-Carmen Garcia avance plusieurs réponses à cette question. Il s’avère, tout d’abord, que l’homme marié affirme souvent aimer sa maîtresse bien plus que son épouse, et cela avec une grande sincérité. Si on lui demande : «Aimez-vous votre épouse ?», il hésite fréquemment : «Je ne sais pas», «Je ne suis pas sûr». «Aimez-vous votre amante ?». «Oui». «Les tergiversations étaient moindres lorsqu’il s’agissait du partenaire clandestin. Cela ne signifie pas que celui-ci soit aimé sans l’ombre d’un doute. Cela signifie que l’amour pour le partenaire clandestin fait partie des registres de justification les plus courants pour expliquer la poursuite d’une relation cachée». Lorsqu’une personne mariée poursuit une relation parallèle longue durée, c’est toujours au nom de l’amour. La maîtresse, qui se sent sincèrement aimée, n’a pas le courage de rompre.

Parce que «nous n’avons pas les mêmes valeurs»

Pour la plupart des hommes qui mènent une double-vie la valeur suprême, c’est la famille. Pour la plupart des femmes, c’est l’amour. Il y a donc un hiatus. Les femmes sont persuadées que l’homme, puisqu’il les aime, finira par divorcer. Elles soupçonnent parfois l’homme de mauvaise foi quand il affirme se sacrifier «par devoir» et «au nom de la famille». Mais l’homme ne ment pas. Les standards d’éducation sont différents pour les hommes et les femmes. «Les publications et les émissions qui expliquent qu’“entre chaque homme et chaque femme, il y a 0,2 % de différence génétique” et que “de ce détail découle une foule de conséquences, biologiques, hormonales ou encore anatomiques” sont légion. Dans l’univers scolaire, si la mixité a été instaurée, […] les représentations des sexes sont fondées, pour la plupart, sur une idéologie de la différence». Les filles sont éduquées à penser leur avenir en couple, les garçons à faire carrière. «Socialement, les hommes sont reconnus pour ce qu’ils font (travailler, fonder une famille, s’engager politiquement, etc.) alors que les femmes sont reconnues pour ce qu’elles sont : des femmes (“révélées” par un homme ou la maternité).»

Parce que le mari dit souvent du mal de son épouse

Si la maîtresse persévère dans le quiproquo, c’est aussi souvent parce que l’homme marié se sent obligé de dénigrer son épouse, en insistant sur le fait qu’il souffre d’insatisfaction sexuelle dans son couple : sa femme n’est pas sensuelle, ni délurée, surtout depuis qu’elle des enfants… «Les discours masculins mettent quasiment tous au centre de leur argumentation la responsabilité de leur épouse dans le fait qu’ils prennent une maîtresse». Parfois le mari prétend qu’il n’a d’ailleurs plus aucune relation sexuelle avec sa conjointe. Les maîtresses, souvent, tombent dans le panneau, y compris quand le mari leur annonce confus que sa femme va bientôt avoir un enfant… Les amantes pensent que c’est un «accident» : «Son épouse l’a bien eu. Elle voulait le garder, elle s’est donc débrouillée pour le piéger», pensent-elles. Parfois, le mari, plus honnête leur dit : «C’est quand même mon épouse, elle ne comprendrait pas que je n’ai plus de désir pour elle». Et les maîtresses hochent la tête, pleines de compassion. Le pauvre.

Si vous êtes une maîtresse…

… et que vous voulez épouser l’homme marié que vous aimez : vite. «Si dans les premiers mois de la liaison les hommes n’écartent pas l’éventualité de “refaire leur vie” avec leur amante, le constat de leur propre incapacité (selon leurs termes) de se séparer de leur épouse installe progressivement cette idée dans la catégorie des rêves déraisonnables qu’ils ont eus au cours de leur vie et qu’ils ont eu raison de ne pas réaliser». Ils cessent alors de voir en l’amante «la femme avec laquelle on voudrait partager sa vie». Ils la perçoivent comme «la femme secondaire avec laquelle s’instaure un simili de conjugalité avec des rites, des souvenirs communs, des discordes et parfois une absence de désir». Le train-train s’installe. Ils cessent de rêver à une «vie à deux» avec l’amante. «Cette dernière, chemin faisant, s’inscrit ainsi durablement, à son corps défendant, dans un “statut” de maîtresse. On a affaire à l’établissement d’une relation qui, de “conjoncturelle” et “transitoire”, passe à “installée” et “ritualisée” : les rôles se définissent, se figent, les pratiques et les discours également : progressivement se met en place un couple clandestin […] pour lequel le terme “aventure” semble de moins en moins adéquat».

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A LIRE : Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, de Marie-Carmen Garcia, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Sexualités », 2016.

Cet article fait partie d’un dossier. Première partie : «Amours cachées : pas facile d’être la maîtresse». Deuxième partie : «Marié, mais disponible : portrait-type du mâle adultère». Troisième partie : «Pourquoi les amantes sont-elles humiliées ?».

Casque d'or prostituée à 14 ans pour 10 sous la passe

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Casque d'or prostituée à 14 ans pour 10 sous la passe

Alexandre Dupouy redonne vie à celle qui fut sur le trottoir dès 14 ans, avant de mourir dans l’oubli en 1933 : Casque d’or. Mais l’histoire vraie de cette prostituée lui offre surtout l’occasion de s’attaquer à un sujet plus que sulfureux.

Les enfants des pauvres ont-ils d’autre choix que «d’imiter les grands et les grandes de leur quartier, ceux qui ont réussi, qui ont de beaux bijoux, de l’argent» ? Dans un ouvrage foisonnant sur l’histoire vraie de Casque d’or, le spécialiste de la prostitution Alexandre Dupouy, reconstitue minutieusement le parcours type d’une fille d’ouvriers qui, dès 14 ans se vend pour 50 sous la passe. Même si la passe ne dure que dix minutes, 50 sous ce n’est pas beaucoup comparés aux 10 francs que gagne, pour chaque client, une pensionnaire de bordel. Mais comparez avec le salaire d’un petit garçon employé chez un polisseur : 15 sous par jour, dans les années 1890. Comparez avec celui d’une balayeuse : 1 franc 50 par jour. «L’employée des Postes débute à 2 francs 50 par jour, pour espérer le double dix ans plus tard. Une jolie danseuse peut gagner 6 francs 50 par jour si elle a la chance d’être embauchée par le Moulin Rouge.» Pour Alexandre, il est inévitable que les filles finissent si jeunes sur le trottoir, «protégées» par des garçons à peine plus âgés qu’elles. A cela, trois raisons. Les salaires sont trop petits. Les tentations trop grandes. La demande trop forte.

Les salaires : insuffisants

La biographie de Casque d’or, prostituée dès 14 ans, prend l’allure d’un véritable procès à charge contre le règne de la bourgeoisie : Alexandre Dupouy dénonce le système, chiffres à l’appui. «La grande majorité des jeunes Parisiennes travaille à l’atelier. Couturières, chemisières, corsetières, fleuristes, piqueuses de bottines, blanchisseuses, cigarières, passementières, brunisseuses, compositrices d’imprimerie, chiffonnières en atelier, brocheuses gagnent en moyenne 2 francs 25 par jour pour dix heures de travail. Moins encore si elles sont employées par les manufactures de l’État. Les couturières payées à la pièce, sont les plus mal loties. Elles touchent 1 franc 25 par jour pour une douzaine de montages de jupon. Et les journées de travail ne sont pas régulières, puisque le chômage et les mortes-saisons peuvent diminuer notablement leurs gains. […] Une bonne ouvrière, dans une bonne maison, gagne 3 francs par jour maximum pour dix à douze heures de travail. Entre son loyer, sa nourriture et ses autres frais, une jeune femme seule ne peut pas vivre avec 3 francs par jour».

Les tentations : à foison

Dans les milieux défavorisés, seule la prostituée peut s’en sortir. «Quartier Bastille, par exemple, elle obtient 5 francs par passe dont 2 francs pour la chambre et «monte» en moyenne six fois par jour, soit 18 francs de revenus». Il semble donc que les femmes, à la Belle Epoque, n’aient guère le choix. En dehors de l’atelier et de la prostitution, très peu de possibilités s’offrent à une fille d’ouvrier. La tentation de s’offrir un extra est d’autant plus forte que la demande en chair fraîche pousse une foule de «placeurs» et «placeuses» à chasser les jeunes proies pour alimenter les maisons closes et les trottoirs. La demande est forte. Le bourgeois veut de la chair fraîche, qu’il va chasser lui-même parfois, aux hasards de rencontres dans les lieux populaires de l’époque : les fêtes foraines près des fortifications et les bals musettes. C’est là que les gamines traînent avec les gamins, mendient, chapardent, s’amusent, proposent des bouquets ou de faire des petites courses. «Seize ans, elles ne les ont pas les fillettes à l’affût des hommes, certains hommes, ceux qu’une nudité d’enfant affole, qui se promènent sur les fortifs mal à l’aise et le regard bas. Elles abordent ces messieurs qui pourraient être leur père ou leur grand-père les invitant à «se reposer» auprès d’elle, en échangeant deux, trois sous contre quelque complaisance manuelle. Elles ont dix, douze ou treize ans, pas plus, car, à partir de quatorze ans, elles rejoindront les «grandes» qui «font le truc» autour des guinguettes hors barrière».

Attractions foraines

Pour Alexandre Dupouy, l’histoire de Casque d’or illustre parfaitement ce qui arrive à la «fillette des faubourgs», qui se faufile «en sautillant parmi les autres gamins hypnotisés par les attractions» et qui apprend très tôt «à répondre sans répugnance» aux invitations des adultes : «Cette désinvolture apparente n’est pas une perversité innée […] mais le seul choix possible, la seule chance de survie dans l’environnement restreint qui lui est offert. La petite fille des fortifs sait s’adapter à la jungle citadine. Elle s’intègre parfaitement dans cet univers hostile. Rien d’immoral de sa part. Elle a assimilé le désir à peine étouffé de l’homme qui la fixe avec concupiscence et toute la volupté qu’il en attend. Elle a assimilé que sa virginité l’empêche d’accéder au groupe des grands qu’elle veut intégrer. Une fois cette formalité passée sur un talus, elle découvre que chaque relation avec un homme, un «client» est un moyen d’échapper à la misère. La notion de morale n’effleure pas son esprit car elle ne la concerne pas. D’ailleurs quelle morale ? La femme bourgeoise n’est mariée, logée, nourrie qu’en échange de son corps. Qu’on lui parle d’honnêteté, à la rigueur, bien qu’elle reste inaccessible pour beaucoup, mais la morale des bourgeois, non ! La seule morale des bas quartiers est de survivre».

Les bals musettes : lieux de perdition ?

Il faut survivre, mais s’amuser aussi. «À partir de 1891, les bals pullulent dans toute la capitale. […] En quelques années, on dénombre deux cents bals musette. La danse dure trois minutes et coûte deux sous». Au «Moulin de la Galette», aux «Gravilliers», à «La Tête de Cochon» et à «Madagascar», les petites se rassemblent. Rien ne compte plus pour elles que la danse. «Elles y vont en bandes quatre fois par semaine, dépensent bien plus que leur paye, mais les vieux messieurs complaisants sont là pour aider la jeunesse. Elles vont de moins en moins à l’atelier, sont renvoyées, sont à leur tour complaisantes avec les vieux messieurs. Les parents tolèrent ou les chassent. Mais rien ne compte que la danse. Suivant la qualité de leur rencontre, elles abordent des toilettes singeant celle des femmes, faites de rubans, d’étoles, d’hermine en peau de lapin, plus ou moins propres, souvent déjà usées ou déchirées. Elles exhibent à tout propos leurs dessous douteux, sous prétexte de la danse ou par provocation. Les marchands de drogues sont là aussi, pharmaciens cupides, «dealers 1900», leur fournissant une vieillesse et une mort prématurée. À seize ans, leur maquillage outrancier les fait ressembler à ces vieilles pierreuses auxquelles elles n’ont pas grand-chose à envier dans leur connaissance du vice».

Les mineures vendent des fleurs

Ainsi qu’Alexandre Dupouy le souligne dans son livre, la prostitution des mineures est interdite en France. Avant vingt et un ans, la fille ne peut exercer que dans l’illégalité. Mais il y a une forte demande : par peur de la syphilis (1) autant que par attrait pour la jeunesse, beaucoup de clients «espèrent avoir un rapport moins dangereux et surtout trouver des sensations nouvelles avec des jeunes filles non expérimentées.» Les mineures sont dans la rue, un bouquet de fleurs à la main, et de façon très révélatrice, ce ne sont pas les clients qu’on accuse de débauche lorsqu’elles sont arrêtées. Les adolescentes ne bénéficient d’aucune aide. Pire : la police encourage les parents à les faire enfermer dans des maisons d’arrêt où elles côtoient des «grandes» : elles en ressortent bien plus aguerries, voire perverties. Un tiers d’entre elles récidive sur le champ. Certaines sont arrêtées jusqu’à 32 fois en une année (2). Le mal est en elles, disent les savants. «Des anthropologistes et des psychiatres n’hésitent pas à découvrir chez les prostituées des stigmates de dégénérescence, des tares organiques». Même les fillettes sont soupçonnées de vouloir souiller le bourgeois.

«Assez, ne compromettez pas un honnête homme !»

«Quand dans un bordel orléanais, on arrête la tenancière qui débauchait des mineures, l’une d’elles, comparaissant comme témoin, dépose à l’audience, décrivant les diverses agressions dont elle a été victime, puis dans son élan faillit prononcer le nom du coupable. Le juge, affolé, l’arrête à temps en s’exclamant : «C’est assez, ne compromettez pas un honnête homme !». Pour éviter tout risque de dénonciation, le procès se termine à huis clos. Le cas n’est pas isolé. La magistrature se refuse systématiquement de poursuivre les commanditaires des débauches. La tenancière est condamnée mais pas les clients, dont les noms ne sont jamais cités. Justice à deux vitesses, justice à la solde de la bourgeoisie.» Alexandre Dupouy est acerbe. Ecartant la part de légende forgée par les «journaleux», il fait de Casque d’or le vivant miroir d’une époque marquée par la schizophrénie sexuelle : s’il faut des putes, c’est pour protéger la vertu des épouses. Il convient que les bourgeoises soient chastes et que les bourgeois, eux, puissent satisfaire leurs besoins ailleurs que dans le cadre sacro-saint du mariage. «La prostitution, c’est l’égout séminal», conclut Alexandre Dupouy, qui cite Parent-Duchâtelet, éminent porte-parole de cette idéologie : «Les prostitués sont aussi inévitables, dans une agglomération d’hommes, que les égouts, les voiries et les dépôts d’immondices».

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A LIRE : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, La Manufacture de livres. Broché (sortie :01/10/2015)

A VOIR : Les Larmes d’Eros, la librairie d’Alexandre Dupouy. 58, rue Amelot 75011 Paris. Tél. : 01.43.38.33.43.

NOTES

(1) «En 1887, sur 2600 filles arrêtées, 750 étaient malades, dont la moitié de la syphilis» (Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy)

(2)«Béranger, «Le père La Pudeur» avance devant le Sénat que certaines mineures sont arrêtées jusqu’à trente-deux fois par an» (Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy)

(3) Les «maisons», en France refusent d’embaucher des mineures. «Sur ce point, Paris veut se prévaloir d’une supériorité sur d’autres grandes villes comme Budapest, Vienne ou Saint-Pétersbourg où la présence des mineures est notoire dans les lupanars. Pas besoin d’une étroite surveillance : la police compte sur la concurrence entre les tenancières. Quand une maison accueille une mineure, elle est aussitôt dénoncée par les maisons rivales» (Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy).

ILLUSTRATION : Photos d’une «petite Cosette» (Les Misérables, Hugo)

Est-ce que la routine sexuelle tue l’amour ?

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Est-ce que la routine sexuelle tue l’amour ?

Il existe une idée toute faite à propos de la sexualité dans le couple. Celle-ci serait «tuée par la répétition et la routine du couple», entraînant forcément une rupture… Vrai ou faux ? «C’est plus compliqué que cela», répond le sociologue Michel Bozon.

Quand on se déprend de l’autre, le détachement affectif se mesure tout particulièrement au lit, ce qui explique pourquoi la sexualité est souvent vue dans les couples comme la «cause première» de leur désamour. Les hommes prétendent que leur partenaire n’a pas assez de libido et «se refuse». Les femmes se plaignent d’être délaissées ou de s’ennuyer mortellement pendant les étreintes. Quand on regarde le plafond en pensant à la liste des courses, c’est toujours un peu inquiétant. «Est-ce que je l’aime encore ?». Dans un ouvrage passionnant Pratique de l’amour, le sociologue Michel Bozon analyse les mécanismes qui rendent l’amour possible, ou pas. De façon très révélatrice, dit-il, la sexualité est souvent mise au banc des accusés. Mais dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les vrais coupables sont ailleurs. Où ça? Qu’est-ce qui provoque la rupture?

La routine sexuelle est-elle bonne ou mauvaise pour le couple?

Beaucoup de gens pensent que «l’installation en couple tue l’amour». La désillusion domine notre société. «Avec l’aide éventuelle de psychologues ou de conseillères conjugales, les acteurs sont conviés à faire le deuil de la passion des débuts». Tantôt, on leur promet qu’ils y gagneront au change. Tantôt, on leur prédit que la flamme initiale finira par s’éteindre et que l’élan amoureux des débuts se brisera «sur la digue de la vie quotidienne» (sic). Impossible de maintenir la passion. L’amour en couple est-il donc voué à l’échec ? Pour Michel Bozon, ce discours défaitiste ne correspond pas à la réalité. La réalité, dit-il, c’est que plus deux personnes se connaissent, plus leur niveau d’intimité augmente, plus elles parviennent facilement à jouir.

Les équipes conjugales sont souvent des équipes sexuellement efficaces

«Comparée à la vie en solo, la vie en couple apparaît comme une vie plus réglée, avec des horaires plus réguliers, des repas plus équilibrés, des pièces mieux rangées, une santé plus surveillée» et… une sexualité plus satisfaisante. Elle est moins enragée qu’au début, oui. Elle se stabilise autour de deux relations par semaine. Mais, ces deux relations conjugales procurent bien plus de plaisir que celui qu’on arrache nerveusement au début, dans l’angoisse de ne pas savoir si on fait bien la chose, si on caresse au bon endroit, si on peut se permettre de crier, etc. «Dans les couples établis, au moins pendant les premières années, on constate paradoxalement à la fois une diminution de la fréquence de l’activité sexuelle, et une réduction des problèmes sexuels. Les rapports sexuels sont de fait plus aboutis que dans les débuts. Un scénario stable s’est mis en place, qui est très généralement satisfaisant et en tout cas rassurant, même s’il peut être moins excitant érotiquement que dans les débuts. Il repose sur une bonne familiarité mutuelle des partenaires, qui connaissent leur corps et leurs réactions, ainsi que ceux de leurs partenaires».

Pourquoi la routine sexuelle est-elle tenue pour responsable du désamour ?

«Dans les processus qui mènent des conjoints à ne plus s’entendre, voire à se séparer, il n’est pas sûr que la sexualité soit l’élément central», insiste Michel Bozon, qui note cependant que «l’activité sexuelle traduit de façon subtile, avant même qu’ils ne s’en rendent compte explicitement, d’éventuelles défections des conjoints à l’égard du couple». La mésentente entre partenaires est rarement d’origine sexuelle, mais c’est au lit que cette mésentente se manifeste d’abord de la façon la plus palpable. Si l’un des deux fait souffrir l’autre – par sadisme, abus d’autorité, chantage affectif, menaces, reproches, refus de communiquer ou tout simplement par dissimulation (beaucoup de personnes ont peur d’être jugées négativement si elles se dévoilaient en couple) –, les répercussions se font d’abord sentir au niveau sexuel. Ce qui explique pourquoi les symptômes premiers apparaissent lorsque les corps se mettent à nu. D’où la confusion.

Ne pas confondre les causes et les symptômes

Les causes du désamour s’enracinent dans une inégalité des rapports, ou une violence, qui conduit un des conjoints à se sentir insatisfait de la relation. Elle le rend trop malheureux, alors il se sent irrité, révolté, incompris et prend de la distance par rapport à elle : «On se met à faire les comptes dans les échanges et à se demander ce que nous apporte l’autre, et ce que nous gagnons à cette relation avec lui/elle», explique Michel Bozon qui fait du désamour un «estrangement», mot de vieux français «qui désigne à la fois un état psychologique et un processus, que l’on traduit selon les contextes par désaffection, éloignement psychologique, indifférence, hostilité, fait de devenir étranger». La relation se dévitalise, parce qu’on n’y met plus du sien. «Comme une batterie se décharge (faute de recharge régulière), ou comme une machine devient hors d’usage, ou comme un tissu perd ses couleurs, faute d’entretien régulier», un des conjoints s’éloigne. Cet éloignement se traduit généralement par l’abstention et «l’évitement de contacts physiques […] devenus désagréables, éventuellement ressentis comme une atteinte personnelle».

Pourquoi il peut y avoir des ratés dans la vie sexuelle?

Les manifestations du détachement vis-à-vis du partenaire amoureux se manifestent de façon criante dans la sexualité. Lorsqu’on se dédouble pendant l’étreinte et qu’on observe son partenaire, il finit par en prendre conscience. Deux étrangers s’accolent. Parfois l’hostilité rend l’union insupportable. Pour l’éviter, on se met à rentrer plus tard du travail. A sortir plus souvent seul(e). On a plus de mal à jouir. Ce que les couples désignent, à tort, comme un effet de la routine conjugale n’est en réalité, bien souvent, que la manifestation d’un mal plus profond. La perte d’intérêt pour la sexualité joue le rôle d’un signal d’alarme. On ne trouve plus sa place dans le territoire pourtant connu du corps de l’autre. On se demande si, au fond, on l’a jamais connu. N’était-ce qu’une illusion ? Que m’a-t-il caché ? Que m’a-t-elle tu ? La sexualité, conclut Michel Bozon, est le lieu par excellence des accords/désaccords : «étant l’un des principaux langages de l’amour […], elle l’est donc aussi du désamour».

Conclusion

Non, le désamour n’est pas un «processus naturel, touchant tous les couples, et qui serait le résultat mécanique de la durée de la vie commune, des habitudes et de la routine, notamment en matière sexuelle». Toutes les relations amoureuses ne conduisent pas au désamour. «Les relations de longue durée ne sont pas forcément les plus menacées», au contraire. «Les habitudes ne font pas nécessairement le lit du désamour». Et si vous voulez en savoir plus sur la façon dont beaucoup de couples parviennent à maintenir l’amour, lisez l’ouvrage de Michel Bozon.

A LIRE : Pratique de l’amour, de Michel Bozon, Payot, 2016, 18 euros.

ILLUSTRATION : If you love me, film de Josh Lawson, distribué en DVD par Wild Cat.

Peut-on réparer un déviant ?

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Peut-on réparer un déviant ?

L’homosexualité est parfois désignée comme un «mode de vie», ou un «style de vie»… par opposition à l’hétérosexualité qui, elle, serait «une vie tout court, avec un vrai mariage, un vrai foyer, de vrais enfants, un vrai travail, de vrais soucis».

Dans la préface d’un livre publié en 1999 – Comprendre l’homosexualité–, la sociologue Marina Castaneda souligne la nature insidieuse de ces petites expressions, en apparence anodine, qui ramènent la sexualité à l’idée du choix. Le mode de vie (par exemple hippie ou végétarien), est un choix. Le style de vie ou de vêtements est un choix. La sexualité, en revanche… S’il s’agissait d’un choix, on pourrait facilement la changer.

Peut-on «guérir» quelqu’un de sa sexualité ?

Le 15 décembre 1998 (soit 23 ans après avoir retiré l’homosexualité de la liste des troubles mentaux), l’Association Psychiatrique Américaine (APA) condamne formellement toute thérapie visant à «guérir» l’homosexualité : «la thérapie réparatrice peut faire du mal aux patients en provoquant de la dépression, de l’anxiété et des conduites autodestructrices». Officiellement, les psychiatres ne sont pas censés «convertir» des patients aux joies de la normalité. Dans les faits, certains professionnels exploitent le filon juteux de l’angoisse parentale. De nombreux parents confient en effet leurs enfants à des «thérapeutes» ou à des associations censées aider le «malade».

Récit d’un «échec» thérapeutique

Sous le titre «Ma thérapie «ex-gay», ou comment je ne suis pas devenu hétéro», publié en 2012 sur le site Rue 89, Gabriel Arana témoigne : «C’est arrivé au début de ma première année de lycée [il a 14 ans]. Alors que je rentrais à la maison, j’ai trouvé ma mère en train de pleurer, assise sur son lit. Elle avait fouillé dans mes e-mails et était tombée sur un message dans lequel je confessais avoir un faible pour un de mes camarades de classe. «Est-ce que tu es homo?», m’a-t-elle demandé. Je lui avouais que oui. […] Dès le lendemain, elle me tendait une pile de documents imprimés, trouvés sur le Web, à propos de la «réorientation» sexuelle et des remèdes pour soigner l’homosexualité».

Maman, empêche-moi d’aimer les garçons ?

Instinctivement, Gabriel les jette par terre. «Je lui ai dit que je ne voyais pas comment parler de moi à un thérapeute allait m’empêcher d’aimer les garçons. Ma mère m’a alors demandé si je souhaitais fonder une famille un jour, et puis m’a posé cette question : «S’il existait une pilule qui pourrait te rendre hétéro, est-ce que tu la prendrais ?» J’ai admis que les choses seraient plus simples si une telle pilule existait. Jusque-là, je n’avais jamais réfléchi aux implications que mon attrait pour les garçons allait avoir sur le reste de ma vie. En fait, je m’étais toujours imaginé, arrivé à l’âge de 40 ans, marié à une femme, avec un fils et une fille – mais c’est le cas pour tout le monde, non ?»

L’idée pernicieuse du «choix» : rendre les homos responsables de leur malheur

«Les homosexuels ont un mode de vie [sic] très solitaire», m’a-t-elle dit. Et puis elle m’a parlé du docteur Joseph Nicolosi, un psychologue clinicien en Californie, alors président de la National Association for Research and Therapy of Homosexuality (Narth, «société nationale pour l’étude et la thérapie de l’homosexualité»)» (1). L’épopée de Gabriel commence. Nicolosi lui donne l’espoir de changer : «Peut-être que je pouvais décider, et non plus subir ?». La thérapie (qui commence en juillet 1998) a lieu par téléphone, une fois par semaine. Nicolosi, affable, souriant, plein d’empathie, lui explique que l’homosexualité c’est le faux moi. Le faux moi ne se sent pas masculin, il génère de la souffrance.

La compassion au secours des «malheureux»

Pour la plupart des médecins qui prônent la réorientation sexuelle, l’homosexualité est un trouble du développement. Il s’agit d’aider les gays et les lesbiennes – personnes «en souffrance» – à devenir «eux-mêmes». «Je t’aime assez pour t’empêcher de te faire du mal», dit sa mère à Gabriel, menaçant de lui couper les vivres s’il se met à vivre «comme un homo». Elle ne veut que son bonheur. Dix ans après sa dernière session avec Nicolosi, Gabriel se marie avec un homme. Il fait partie de ceux qui se sortent plutôt bien des thérapies dites «ex-gay». L’APA, qui publie en 2009 une grosse étude sur ces thérapies, affirme que non seulement elles ne marchent pas mais qu’elle augmente le mal-être des «patients», allant jusqu’à provoquer des suicides.

Vous n’êtes pas des amoureuses, justes des «copines»

«Ça donne un faux espoir, ce qui peut être dévastateur, explique Glassgold (responsable du groupe d’étude à l’APA). Ça nuit à l’estime de soi en imposant une vision psychopathologique de l’homosexualité». L’APA déconseille formellement ce type de pratiques. Mais le bât blesse toujours au niveau des psychothérapies en général, ainsi que le révèle Marina Castaneda dans son livre. Elle cite une lesbienne : «J’étais en psychothérapie depuis presque deux ans. J’aimais bien ma thérapeute, elle était très ouverte […]. Mais un jour elle m’a dit, à propos de mon amie :«Bon, ce que je comprends, c’est que vous êtes de bonnes copines qui ont parfois des relations sexuelles.» J’ai été sidérée, je me suis rendu compte tout à coup qu’elle n’avait rien compris pendant les deux années précédentes

Disqualification de l’amour chez les homos

Marina Castaneda commente : «Nous pouvons observer ici un phénomène assez courant, qui est la disqualification de l’amour chez les homosexuels : ce qu’ils vivent, ce n’est pas de l’amour mais une combinaison plus ou moins superficielle, plus ou moins satisfaisante, de sexe et d’amitié. Alors, quand l’homosexuel dit qu’il est amoureux, le thérapeute entend dépendance ou exagération névrotique. Nous pourrions peut-être parler d’une prétention au monopole de l’amour de la part des hétérosexuels, où le seul attachement authentique est celui qui existe entre un homme et une femme : pour eux, ce que peuvent sentir deux personnes du même sexe n’est qu’un pâle reflet de l’amour véritable.»

Le désir de convertir l’autre

Beaucoup de psys hétéros (qui n’ont parfois entendu parler de l’homosexualité que dans le cadre de cours sur la perversion), estiment de leur devoir – plus ou moins consciemment – de changer l’orientation sexuelle de leur patient. «Cela n’est pas nécessairement verbalisé ni explicité […]. Comme le décrit la lesbienne citée plus haut : «Ma psychologue ne pensait pas que je sois réellement homosexuelle. Un jour, après deux ans de thérapie, elle m’a dit que, si seulement j’avais reçu un traitement approprié pendant mon adolescence, je ne serais pas lesbienne. Je me suis sentie très mal, totalement incomprise, et j’ai décidé à partir de ce jour de ne plus lui parler ni de ma relation de couple. Nous avons travaillé d’autres choses, de façon très productive, mais je n’ai plus jamais parlé avec elle de ces sujets-là.»

L’homosexualité est-elle «une préférence»?

Cette lesbienne entame ensuite une cure avec une psychanalyste hétéro : «Elleétait très libérale, elle n’avait aucun problème avec l’homosexualité. Mais elle pensait que c’était une préférence, que l’on pouvait choisir son orientation. J’essayais de lui expliquer que je ne la vivais pas du tout comme une élection, mais comme une partie de moi-même. Nous avons passé des heures entières à en débattre, et nous sommes enfin arrivées à un accord : j’étais lesbienne par nature, mais je pouvais choisir ma façon de le vivre. Il était aussi très important pour elle de chercher les causes de mon homosexualité – chose qui ne m’intéresse pas particulièrement. Le principal pour moi, c’était de vivre mieux, et elle a finalement été d’accord pour laisser tomber cette question des causes»

Orange Mécanique

Marina Castaneda conclut : «Nous voyons que ces préjugés théoriques, ajoutés à une certaine ignorance bien intentionnée, peuvent avoir de grandes conséquences pour l’homosexuel qui est en traitement avec un hétérosexuel.» Ses amours ne sont pas légitimes. Sa sexualité est un symptôme maladif. Ses sentiments sont inappropriés. A-t-il seulement le droit de vivre ? «Jusqu’à il y a une quarantaine d’années, la psychiatrie a violé les droits civiques des homosexuels, en leur infligeant (avec ou sans leur consentement) divers traitements pour les «guérir», rappelle Marina Castaneda. La méthode la plus aberrante, utilisée pendant les années 1950 et 1960, était fondée sur le conditionnement aversif : on montrait à l’homosexuel des images d’hommes nus, en lui appliquant un choc électrique chaque fois qu’apparaissait une image susceptible d’éveiller son désir».

Comment soigner les pervers ?

Aux Etats-Unis, dans les années 40 et 50, les homosexuel(le)s sont soumis aux pires sévices : castration, hystérectomie, lobotomie, drogues… «Les«traitements» de ce genre ont bien entendu échoué et ne sont plus pratiqués de nos jours. Toutes les recherches récentes montrent qu’il est presque impossible de changer l’orientation sexuelle, même quand une personne le demande. En plus, les tentatives de ce genre peuvent avoir des conséquences graves : l’homosexuel qui cherche à «être guéri» et n’y arrive pas finit par se sentir encore plus malade et coupable qu’auparavant.» On n’échappe pas à son fatum. On est tombé dedans quand on était petit. Devenu grand, on ne peut choisir que d’assumer ou pas.

A LIRE : Comprendre l’homosexualité, de Marina Castaneda, Robert Laffont, 2013 [1999].

«Ma thérapie «ex-gay», ou comment je ne suis pas devenu hétéro», de Gabriel Arana, sur Rue 89, traduit de l’anglais par Yann Guégan Initialement publié sur The American Prospect

NOTE 1 «Les deux groupes les plus importants du mouvement «ex-gay» étaient Exodus International, une organisation chrétienne, et Narth, son équivalent laïc. Si Exodus était l’âme de cette coalition, Narth en était le cerveau. Les deux organisations comptaient beaucoup de membres en commun, et Exodus répétait les théories sur l’attraction entre personnes du même sexe promues par Narth. Avec Charles Socarides, un psychiatre qui s’était opposé au retrait de l’homosexualité de la liste des maladies mentales, Nicolosi a créé Narth en 1992, conçue comme «une organisation scientifique qui redonne espoir à ceux qui subissent une homosexualité non-souhaitée»» (Source : «Ma thérapie «ex-gay», ou comment je ne suis pas devenu hétéro», de Gabriel Arana).

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